Le Cri n’a pas de prix !

Le marché de l’art ne constitue en rien une instance crédible pour le jugement artistique. Mais il peut parfois se montrer un reflet intéressant de certains courants profonds. À la surface des mouvements d’argent, les forces conjuguées du désir, les rivalités qu’elles animent, aboutissent parfois à quelque chose comme un signe des temps, notamment autour de l’art.

 

 

 

Dans une de ces fulgurances dialectiques, dont il avait le secret, Guy Debord avait résumé sa vision de la société du spectacle : « Le vrai est un moment du faux ».

Il ne faut pas ignorer que le marché, s’il adore le veau d’or et aime aussi à solliciter les bons offices d’Hermès, relève surtout du domaine de Janus, l’ancien dieu romain à deux faces. Les négociants laissés à eux-mêmes cherchent, par leur activité, à contrôler ce qui leur ressemble, tout ce qui est à leur mesure. Mais ce qui leur échappe et n’a donc pas de prix peut exciter plus encore leur fureur. Autant la frénésie de certains collectionneurs autour de trois ou quatre manipulateurs de signes surcotés n’est qu’illusion dérisoire, autant le prix record atteint par une des versions du Cri d’Edvard Munch me frappe.

Je crois, en effet, que ce n’est pas sans signification pour l’histoire de l’art. Cet événement vient entériner la fin du grand récit « cézannien » de l' »histoire sainte » de l’art moderne (comme l’avait qualifiée Yves Michaud), où l’art moderne était généralement identifié à Picasso. Voici que le grand témoignage devant l’abîme existentiel de la modernité vient occuper le premier plan au milieu de la foire aux désirs ! C’est le signe que les consciences s’ouvrent à une autre histoire de l’art moderne, plus complexe, où les mouvements spirituels et psychiques auront au moins autant d’importance que l’esthétisme.

A propos Pascal Rousse

Je suis docteur en philosophie, professeur certifié d'arts plastiques en collège à Paris et chercheur indépendant. Mes recherches en philosophie de l'art portent sur le cinéaste soviétique Serguei M. Eisenstein, le montage, la modernité et le modernisme.
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10 commentaires pour Le Cri n’a pas de prix !

  1. sumski bog dit :

    Tu évoques Yves Michaud…

    Ce qu’il dit du du palais de Tokyo… et des enfants et petits enfants de Marcel Duchamp :

    « Le plus intéressant est que les manifestations qui se déroulent dans ces espaces non différenciés sont elles-même très difficiles à identifier comme de l’art, encore plus comme des objets d’art. On ne peut distinguer des graffiti sur un mur “en travaux” d’une peinture brute ou d’affiches peintes maladroitement collées. On ne peut distinguer les matériaux d’une installation “pauvre” des gravois de la “rénovation”. On ne peut distinguer le matériel électronique d’un concert en préparation de l’entreposage des matériels des électriciens chargés de l’arrivée des fluides. Seule la performance elle-même signale une activité, encore que le rassemblement d’individus autour d’un propos peu défini ou peu déchiffrable ne diffère guère de l’attroupement momentané d’individus s’attroupant autour d’un attroupement.
    Lors des trois jours d’ouverture-vernissage, des foules de gens de tous âges parcoururent avec curiosité et un plaisir débonnaire les lieux dans une atmosphère détendue en cherchant sans impatience et sans grand succès ce qu’il y avait à voir dans une telle indétermination.
    L’atmosphère détendue tenait, semble-t-il, à l’absence d’angoisse face à des propositions qui n’intimaient aucune révérence particulière au regardeur et parfois étaient si peu identifiables qu’elles n’étaient même plus des propositions.
    Rien donc de l’atmosphère un peu anxiogène du centre d’art moderne-contemporain où les objets semblent tendre un piège ou une énigme à des spectateurs intimidés ou inquiets d’avoir éventuellement l’air bête face à eux.
    Même les hommes politiques, particulièrement craintifs en de telles circonstances, de peur de ne pas savoir quel air prendre face à un ready-made particulièrement saugrenu, pouvaient déambuler de manière à peu près détendue dans cet espace : On pouvait circuler puisqu’il n’y avait rien à voir .Le plus frappant était indiscutablement le caractère heureux ou au moins paisible du public dans cette situation : pour le coup, l’esthétique était relationnelle. A vrai dire, on avait le sentiment que ce qui était proposé, c’était l’expérience pure d’une relation esthétique, l’expérience d’un état de détente sans objet et “désintéressé”.
    Si selon la définition rebattue de Kant, le beau est “ce qui plaît universellement sans concept”, ici on était servi en beauté.
    Elle était effectivement partout, mais à l’état diffus et gazeux, à l’état de vapeur ou de buée se déposant sur tous les visiteurs.
    (…)
    Tout était ready-made en ce lieu où les ready-mades sont effectivement accessibles à tout le monde. les objets, pour ne même pas parler d’oeuvres d’art, n’existent plus, où alors ils ne sont là que pour générer une expérience qui, par elle-même, dans son indéfinition, son indétermination et son accessibilité, est fondamentalement esthétique : on ressent et on communique. Quoi ? C’est une autre affaire, et peut-être même pas du tout la question quand le verbe “communiquer” n’est plus transitif.

    Il y eut très peu de critiques contre ce nouvel espace, à quoi auraient-elles pu s’accrocher ?
    Quelques artistes s’étonnèrent quand même que l’on allât fabriquer une friche industrielle “ex nihilo” en plein XVIème arrondissement résidentiel huppé, avec entrée payante, alors que les vestiges du monde industriel naufragé ne manquent pas dans les banlieues autour de Paris. Ces critiques étaient littéralement d’un autre âge et montraient que leurs auteurs n’avaient rien compris à l’art contemporain. Une friche dans une banlieue, même avec quelques artistes ghettoïsés, c’est la réalité de la vie et ça n’a strictement aucun intérêt. Ici, il s’agit d’autre chose : d’une friche exemplairement signalée comme lieu de l’art par l’incongruité de sa situation et la contradiction entre un aspect architectural extérieur ordinaire et des espaces intérieurs déjantés. Tout le problème de l’art contemporain est que seules ces frontières “infra-minces”, comme aurait dit Marcel Duchamp, préservent encore son territoire et lui assurent une définition, même extraordinairement précaire.

    Parmi les oeuvres de Duchamp, il se trouve une ampoule scellée contenant… de l’air de Paris. elle s’appelle évidemment “Air de Paris‘(1919) et a fait l’objet de nombreuses copies et imitations, jusque sous la forme d’oeuvres comme
    une célèbre boîte de merde d’artiste’ des années 60. Dans sa version française bureaucratique, pour être tout à fait de l’art, cette ampoule devait normalement être accompagnée d’un sceau officiel. Sauf que l’ampoule s’est cassée, que l’air s’est dilué, et qu’il ne reste plus que le sceau… Au palais de Tokyo, on a cherché à remettre de l’air de Paris dans des restes d’ampoule à la taille d’un centre d’art contemporain. Et on a évidemment accompli cette action héroïque avec le sceau de l’Etat…

    Extrait de L’art à l’état gazeux, Essai sur le triomphe de l’esthétique., Yves Michaud.(2003)

    J’aimerais avoir ton avis là-dessus.

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    • Pascal Rousse dit :

      Autant j’ai trouvé heureuse sa formule sur l’histoire de l’art moderne comme « histoire sainte », autant je trouve qu’il fait un peu le malin trop souvent. On se demande s’il prend vraiment au sérieux l’art contemporain et ses enjeux, tout en s’étant imposé comme un commentateur autorisé. Il semble souvent se moquer aussi bien du public que des artistes.

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      • sumski bog dit :

        C’est un ironique, parfois un peu trop, mais je trouve son regard sur les choses bien intéressant.
        Tu ne peux pas nier au Palais de Tokyo un côté snob.

        sumski bog, mainsbrow 😉

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      • Pascal Rousse dit :

        Bien sûr, mais en tant que professeur de philosophie en Sorbonne, il abuse un peu de facilités… Quant au Palais de Tokyo, bien sûr, c’est assez décevant (Le Plateau, c’est déjà un peu meilleur), mais à quoi bon écrire tant de lignes d’un niveau journalistique là-dessus : pour montrer qu’on est plein d’esprit sur des choses que n’importe qui peut constater par soi-même ? À mon sens, Yves Michaud a écrit un essai valable sur les enjeux esthétiques et artistiques : Critères esthétiques et jugements de goût. Le reste relève pour moi de la facilité éditoriale sans substance.

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  2. sumski bog dit :

    (…) « autant le prix record atteint par une des versions du Cri d’Edvard Munch me frappe. »

    Alors que « Le Cri » de l’aphasique Antonioni plafonne sur Amazon à 11,80 euros seulement ;).

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    • Pascal Rousse dit :

      Oui, comme le dit Catherine : heureusement qu’il y a la littérature (notamment la poésie) et… le cinéma ! Mais, comme peuvent en témoigner de nombreux cinéastes, tels Antonioni, Tarkovski, Eisenstein, Pasolini ou le grand et méconnu Peter Watkins (auteur du chef d’œuvre Edvard Munch), heureusement parfois que le cinéma « a » la peinture ! 😀

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      • Catherine dit :

        Je voudrais revenir sur la poésie: elle s’apprend par cœur (quand on le souhaite, bien sûr, je ne parle pas de l’exercice scolaire) et ensuite nous la portons en nous, à jamais.

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  3. Catherine dit :

    Tu crois qu’on a une conscience, quand on spécule sur ce qui, comme tu le dis très justement, n’a pas de prix? Ce doit être la raison pour laquelle je préfère la littérature à la peinture (enfin, à « l’art », si l’on préfère, puisqu’il semble que les deux mots soient devenus synonymes, ce qui ne laisse de m’interroger), et dans la littérature, la poésie aux autres écrits: personne ne peut faire main basse sur elle. Bien sûr, de sombres histoires d’argent la concernent, elle aussi, mais elle finit toujours par devenir « libre de droits », et accessible à tous ceux qui veulent aller vers elle. Bon, je sais, ce n’est pas du tout de cela que tu parlais… Merci pour ce billet que j’ai trouvé très intéressant.

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    • Pascal Rousse dit :

      C’est-à-dire que la conscience n’est pas forcément pour moi ce qu’il y a de plus élevé, ni de plus profond non plus : ce que j’appelle les consciences, ici, ce serait plutôt l’ensemble des pensées déjà reçues. Mais, non, quand on spécule on ne peut pas avoir de conscience au sens moral, social ou politique, voire religieux du terme, ce serait contradictoire, comme en science d’ailleurs, à mon avis. Toutefois, certains mouvement spéculatifs autour de l’art sont, comme je le dis au début, des reflets (sans être de même nature) qui dévoilent ou confirment un certain état de conscience.

      Le problème des arts plastiques, c’est le statut d’objet unique de l’œuvre, trace d’un geste ou d’un cheminement non reproductibles. Le paradoxe de l' »art contemporain », c’est que Marcel Duchamp, puis les mouvements d' »anti-art » au XXe siècle, ont échoué à abolir ce statut de l’œuvre parce que les traces par lesquelles ils ont dû enregistrer leur activité ont acquis le statut d’œuvre. Est-ce inévitable ? C’est une des questions les plus importantes.

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      • sumski bog dit :

        Le problème des arts plastiques, c’est le statut d’objet unique de l’œuvre, trace d’un geste ou d’un cheminement non reproductibles. Le paradoxe de l’”art contemporain”, c’est que Marcel Duchamp, puis les mouvements d’”anti-art” au XXe siècle, ont échoué à abolir ce statut de l’œuvre parce que les traces par lesquelles ils ont dû enregistrer leur activité ont acquis le statut d’œuvre. Est-ce inévitable ? C’est une des questions les plus importantes.

        Le musée imaginaire de Malraux (j’y ai cru) a fait long feu, les gens se mettent de nouveau à prier devant la Trinité de l’Ancien Testament d’Ivan Roubleev L’objet magique, le culte des reliques, est de retour.

        C’est de la magie dont il faudrait qu’on parle.
        De la magie et de l’inspiration 🙂

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