La banalité de l’outrage

« Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle. »

Isidore Ducasse, comte de Lautréamont

Honoré Daumier, Ecce Homo, 1850

Ce monde semble livré sans remède au mauvais infini. Le nihilisme des « derniers hommes », Nietzsche l’a vu, est la dérision de la liberté. L’avilissement de l’individu de marché substitue la bêtise à la coercition ouverte. Il n’y a plus rien à désirer, tout à consommer.

S’il y a vraiment eu un « dépassement du clivage entre la droite et la gauche » (extrêmes inclus), c’est bien dans la dénégation de tout horizon de transcendance. L’universalisation par le vide, promue par les industries culturelles dans le monde entier, se nourrit de toutes les « expressions » dans une parodie de la liberté : une démocratie Potemkine.

Chose étonnante ! Comme au procès du Numéro 6, l’individu irréductible, dans le dernier épisode de la série Le Prisonnier (le 17), où les anarchistes côtoient les réactionnaires, parmi d’autres animaux politiques, nous assistons parfois au même moment à la confusion des contraires dans une même inconséquence dérisoire.

 

D’un côté, disons « libertaire », l’épisode grotesque de l’Ecce Homo de Borja, œuvre d’Elias Garcia Martinez donnée par lui à l’église du village. Une fidèle retraitée entreprend de « restaurer » cette peinture murale livrée aux ravages conjugués de l’humidité et de l’indifférence. La hideur du résultat a scandalisé les membres du Centre d’études du village de Borja qui ont eu l’imprudence de le publier sur leur blog, à côté de l’original. La chose est alors rapidement devenue un « même » qui a fait le tour d’internet dans le monde. Mais la presse s’en est emparée aussi, employant divers superlatifs pour signifier un effarement que l’on aurait pu croire très largement partagé.

Mais la dame pourrait être poursuivie pour vandalisme. Dès lors, elle a reçu le soutien de plusieurs compatriotes, qui ont mis en ligne une pétition, laquelle aurait déjà recueillie plus de 21 000 signatures. Outre les attendus antireligieux, on n’y hésite pas à comparer ce barbouillage inepte à Munch et Ensor. Mais le comble du ressentiment, sous le masque de la stupidité compassionnelle, est atteint sur ce blog, où l’auteur se hasarde à « décrypter » ce non-événement en s’empêtrant dans des contradictions peu dialectiques.

On y voit bien la dépendance d’un certain nombre d’imprécateurs à l’égard de ce qu’ils prétendent dénoncer de façon manichéenne : il est ainsi facile de se faire connaître sur le dos de la bête. Mais ce discours reproche au « système » son arbitraire tout en rejetant la légitimité de tout jugement artistique ! Ainsi, on croit condamner « le paysage iconographique usuel du capitalisme financier post-moderne » [sic !] en lui opposant une abjection terminale de l’image qui en est le résultat ! Enfin, on prétend défendre les « bons » artistes (hors « système ») contre les « mauvais » (du « système ») par un pareil exemple. Voilà en somme un texte qui est à la théorie critique ce que la « restauration » en question est à l’art. Pendant que des faux naïfs de cet acabit étalent leur ignorance, les « produits dérivés » se vendent comme des petits pains et le maire du village a d’ores et déjà déposé la marque « Ecce Homo« …

Bien que, tout à sa passion, l’auteur n’ait pas hésité à parler de « mise à mort médiatique de la vieille dame et de son travail », il n’y a pas mort d’homme, comme on dit. Mais, voyons l’autre versant de cette collision dans l’air pouacre du temps : l’extrême-droite littéraire, un genre à nouveau très rentable en France. Un polygraphe, membre éminent du comité de lecture des éditions Gallimard, vient de faire le coup éditorial que nul autre n’aurait osé faire. Il s’est donc agi pour lui de publier un éloge « littéraire » du massacreur d’Utoya en Norvège, le jour même où le verdict de son procès fut prononcé. L’auteur de cette sinistre forfanterie prétend sans aucune vergogne vouloir défendre la « civilisation européenne » contre le « nihilisme multiculturel » et conquérir ainsi la renommée. Autrement dit, en bon langage de stratégie commerciale, il s’assure un « créneau porteur ». Ses éditeurs peuvent se frotter les mains.

 

Qu’est-ce qui, finalement, m’autorise à un tel rapprochement ? Quelle vérité peut-il nous indiquer ? Qu’est-ce donc qui est commun à ces deux symptômes de déréliction et peut faire sens malgré tout ? L’insensibilité.

Ce qui rend possible aussi bien l’insondable bêtise du geste de la vieille dame de Borja, fût-elle bien intentionnée, que de ses partisans. Ce qui a rendu possible la monstruosité d’Utoya, comme toutes celles du XXe siècle qu’il s’agissait ainsi de reproduire et la fourberie associée d’un scribouillard en mal de reconnaissance. C’est cette destruction de la sensibilité au monde, à autrui et à la vérité diagnostiquée par Walter Benjamin dès le début du XXe siècle. C’est le produit du déchaînement inouï de forces destructrices depuis le XIXe siècle que certains osent encore nommer « civilisation », qui a exposé les individus à des traumas insurmontables, déjà constatés par Freud au lendemain de la première guerre mondiale.

Le problème de la guérison et de la résilience de la sensibilité met l’art au centre des enjeux humains du présent et de l’avenir. L’insensibilité est une cause majeure de toute soumission. L’art est la matrice de la sensibilité humaine et le lieu ultime de toute résistance spirituelle à l’oppression. C’est aussi pourquoi, en raison de l’exigence élevée que suppose la tâche, l’art est aussi l’objet du ressentiment et de la haine des « derniers hommes ». Je laisse ici le dernier mot à Adorno : « L’art tire sa force de résistance dans le fait que le matérialisme réalisé signifierait aussi sa propre destruction, celle de la domination des intérêts matériels. Dans son impuissance, l’art anticipe un esprit qui ne pourrait apparaître qu’à ce moment. » Théorie esthétique.

A propos Pascal Rousse

Je suis docteur en philosophie, professeur certifié d'arts plastiques en collège à Paris et chercheur indépendant. Mes recherches en philosophie de l'art portent sur le cinéaste soviétique Serguei M. Eisenstein, le montage, la modernité et le modernisme.
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10 commentaires pour La banalité de l’outrage

  1. Catherine dit :

    Pas certaine de l’insensibilité de la vieille dame (mais de la bêtise du geste, oui). Ce sont les réactions de soutien, « exégèses » à l’appui, qui m’effraient. Je cite un extrait de l’article que tu as mis en lien sous « objets dérivés » : Une pétition – recueillant désormais plus de 21.000 signataires – demande au maire de Borja de ne plus y toucher. Pour eux, il est important de conserver cette œuvre qui constitue « une critique subtile des théories créationnistes de l’Église et une interrogation sur l’émergence de nouvelles idoles ». Marketing, ou, pire peut-être (?), sincérité du propos ?
    En tout cas, visiteurs, visitez le lien « produits dérivés » : la « crêpe Ecce Homo » vaut le détour. Mais quoi d’étonnant : combien d’entre nous mangent-ils en utilisant comme sets de tables ou sous-verres des « reproductions » de Van Gogh ou de Monet vendues entres autres dans les boutiques de musées nationaux ?

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    • Pascal Rousse dit :

      J’ai retrouvé ton commentaire, qui était tombé, je ne sais pourquoi, dans les oubliettes.

      Pour ce qui est de la vieille dame, personne n’est totalement insensible en effet, mais je trouve pour le moins curieux qu’elle ne se rende pas compte de l’énormité de son acte.

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      • Catherine dit :

        Pas grave, pour les oubliettes : le net a ses caprices que la raison ignore. Bon, soyons un peu modeste, que personnellement j’ignore.
        Concernant la sensibilité… Je pense tout le monde sensible à soi, d’une manière ou d’une autre. L’être au monde (à l’humain, mais pas seulement à l’humain), je n’en suis pas si certaine.

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      • Pascal Rousse dit :

        Je suis bien d’accord avec toi. Mais on peut se demander si la soumission n’est pas souvent une forme d’insensibilité à soi-même aussi. Qu’en dis-tu ?

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      • Catherine dit :

        Qu’on puisse se le demander, c’est certain. Cela dit, qu’entends-tu par « soumission » ? A qui, à quoi ? Toutes les formes de soumissions ? Même celles qui sont inconscientes (auquel cas on peut d’ailleurs se demander s’il s’agit de soumission… ) ? Qu’on lutte ou pas contre ce qui nous asservit individuellement, on ne change pas « le monde » (pour le dire vite et de manière caricaturale) à soi seul. Tout au plus peut-on parfois se préserver un espace de liberté intérieure. Et parfois on ne le peut même pas.

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      • Pascal Rousse dit :

        J’entends par soumission une disposition à adhérer consciemment, comme légitime, voire naturel ou voulu par une instance surnaturelle, à tout ordre établi, y compris l’oppression manifeste. Une telle soumission implique selon moi l’insensibilité aux souffrances que cause l’ordre établi en tant que tel. Dans ce que j’appelle ici soumission je n’inclus donc pas l’impuissance à lutter quand le rapport de forces est trop défavorable, ni toute forme de déficience intellectuelle ou mentale.
        Il est bien vrai qu’on ne change pas le monde seul, encore qu’une oeuvre littéraire ou artistique peut avoir de profondes résonances dans les sensibilités et contribuer à entraîner des bouleversements. Mais, personnellement, je crois qu’il y va de mon honneur de cultiver coûte que coûte un refus de l’état de choses existant et d’en témoigner.

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      • iekaterina dit :

        Je réponds à ton dernier commentaire, sur ta définition de la soumission et les conséquences que tu en tires, ici, car je ne vois pas de bouton « réponse » plus bas ;- )
        De toute façon, je n’ai pas plus à dire que « pas mieux » (et bonjour!).

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      • Pascal Rousse dit :

        Bonsoir Catherine ! 😉

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  2. sumski bog dit :

    Magnifique ! 🙂

    Belle rentrée à toi.

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