Jonas Mekas

Jonas Mekas, Lost, lost, lost :

Jonas Mekas est une figure majeure du cinéma d’avant-garde américain d’après-guerre (élève de Hans Richter ?). Il jouera également un rôle capital dans la création de la scène de l’art contemporain à New York en fondant l’Anthology Film Archive en 1961 (?). Les projections et les débats qu’il y organise firent de ce lieu un point de ralliement fédérateur pour toute une génération d’artistes insatisfaits des cadres académiques du « modernisme » posés par Clement Greenberg. Celui-ci, dans le but de promouvoir l’« École de New York » comme le modèle de l’art moderne spécifiquement américain destiné à surpasser le modèle européen, reconduisait en fait les termes de la critique d’art dans les catégories du système des Beaux-Arts. Or, le cinéma d’avant-garde présente un nouveau mode spatiotemporel de l’expérience capable notamment d’enregistrer le geste et, par-là, de donner à voir et à penser la valeur du processus en ce qu’il transcende le résultat. Le montage est le lieu essentiel de la composition où le cinéaste, affranchi des conditions techniques du tournage et économiques de la production, prend seul en charge la question du sens. Le montage fait du cinéma une sorte de langage inouï, puisqu’il ne connaît ni lexique, ni grammaire préalables à l’acte même de l’articulation des fragments d’espace-temps délivrés par la prise de vue. De là le rôle crucial et initiateur que jouera le cinéma dans la révolution du geste et l’invention du transfert d’évidence.

Lost, lost, lost  est donc un film de montage sur le principe du journal et du Work in progress (titre que James Joyce donna à la publication « en feuilleton » des extraits de son futur roman Finnegans Wake dans la revue Transition aux États-Unis entre 1927 et 1938), dont les prises de vues directes sont réalisées avec son frère Adolfas. Lituaniens, ils vécurent d’abord dans un camp de prisonniers allemand avant de pouvoir gagner les États-Unis au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Le film montre et fait le récit discontinu de leurs errances dans la ville de New York à la fin des années 40 et au début des années 50. Il s’agit de rendre compte de leur expérience et de leur perception de la ville-monde à partir de leur situation d’étrangers exilés européens jetés par l’Histoire au milieu d’un autre continent et d’une autre culture. Le film se partage entre des scènes de leur intimité, où l’amitié joue un rôle capital, leurs flâneries et des réunions d’associations de compatriotes mettant en relief le rôle des traditions culturelles et de l’identité nationale, à la fois comme ciment communautaire et comme mode d’existence et d’inscription au sein de la société américaine.

Le montage est ici le moyen privilégié de confronter et d’associer en une vision kaléidoscopique ouverte différents points de vues et différents regards. D’une certaine façon, Jonas et Adolfas Mekas réinventent la voie ouverte par Dziga Vertov et Mikhaïl Kaufmann, son frère, d’une forme de montage destinée à présenter « la vie à l’improviste » en tant que mode constitutif de l’expérience urbaine moderne, de façon à faire ressortir le rôle révélateur de l’occasion dans le dévoilement du sens du monde. La démarche des frères Mekas, que Jonas systématisera, s’invente en effet sous le coup d’une série d’arrachements au pays natal, de déportations, marqués par le caractère catastrophique de l’Histoire à la fin du XXe siècle. L’exploration et la perception du monde est désormais marquée par l’expérience de l’errance, d’une étrangéité indélébile. Là où le montage de Dziga Vertov, avec l’accent de l’hymne, manifestait un enthousiasme constructiviste devant l’utopie en train de se réaliser face à « l’œil de la caméra », il s’agit pour Jonas Mekas de la quête existentielle d’un sens du réel à retrouver et à enregistrer pour le préserver dans sa fragilité peut-être irrémédiable. D’où son caractère flottant, le sentiment profondément poétique de précarité et d’inachèvement de l’existence qu’il éveille.

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