Chris Marker

Chris Marker, La jetée, 1962 :

La jetée est un moyen métrage de 30 mn sur un scénario de science fiction écrit par le cinéaste. L’œuvre se présente comme un montage de photographies et de photogrammes, une seule séquence très courte est en mouvement. Un narrateur en « voix off » fait le lien entre les images. Ce film est aussi conçu comme un « remake » de Vertigo (1958) de Hitchcock révélant par le cinéma que le vertige de l’espace est aussi un vertige du temps, selon le cinéaste.

L’histoire se situe aux lendemains d’une guerre atomique mondiale : le film s’ouvre sur des images représentant Paris en ruines. Tous les survivants, y compris les vainqueurs, sont contraints de vivre dans les souterrains de la ville. Ces vainqueurs innomés, parlant une langue inconnue, cherchent une issue à cette situation : toute voie étant barrée dans l’espace, il s’agira de forcer le passage dans le temps. Parmi les prisonniers de guerre, un partisan se distingue par la riche activité de sa mémoire et de son imagination visionnaires. Les « ingénieurs » chargés du projet font le pari que cette capacité à voyager dans sa mémoire rend cet homme apte à trouver le chemin du futur pour y trouver du secours et, par là, relancer le temps figé par la catastrophe. Les premières expériences montrent en effet que l’homme est habité par un souvenir d’enfance énigmatique dont la puissance d’affect anime sans cesse son imagination : lors d’une promenade dominicale avec ses parents sur la jetée d’Orly il fut témoin de la mort d’un homme abattu en plein jour alors qu’il tentait en courant de rejoindre une femme. Le beau visage absorbé de cette femme attendant seule à l’écart avait attiré son attention et son cri d’horreur et de désespoir était resté à jamais gravé dans sa mémoire, attirant à lui tous les autres souvenirs. Or, son voyage dans le temps le conduira à sa rencontre, avant de trouver la voie du futur. Il tombèrent amoureux et, sa mission accomplie, il n’eut de cesse que de retourner dans le passé la retrouver. C’est alors que, dans son ultime tentative pour s’échapper du présent afin de la rejoindre, il déboucha sur la jetée d’Orly et fut abattu : il avait ainsi été, enfant, témoin de sa propre mort. Le vertige du temps est ramené, tragiquement, au vertige de l’espace.

La « spirale du temps », identifiée par Marker dans le générique de Saul Bass pour Vertigo de Hitchcock, est une spatialisation ; elle peut être parcourue dans les deux sens (progressif et régressif, et même en travers, en coupe), mais sa dynamique propre est l’auto-déploiement : l’éternel retour n’est qu’illusion. Scottie survit à Madeleine mais il est désormais autre, de même que la mort du combattant dans La jetée n’enlève rien au fait qu’il a accompli sa mission, qui était d’ouvrir les portes du temps pour d’autres ― il est enfant témoin de sa propre mort. On peut dire, en effet, que le « dernier mot » du film est en réalité le film lui-même, où certains éléments démentent l’idée d’une boucle du temps absolument fermée sur elle-même, tel le serpent qui se mord la queue. C’est notamment le cas de la séquence la plus bouleversante, quand la femme ouvre « réellement », si l’on peut dire, les yeux et nous regarde, où une suite de fondus enchaînés qui s’accélèrent débouche sur ce regard qui est la seule image-mouvement du film. Cet instant est irréductible au terme du film et manifeste que la mort du combattant n’est pas la fin. De même que les instants d’amour vrais, partagés par Madeleine et Scottie au cours de leurs promenades, délivrent quelque chose d’irréductible au schéma fataliste des mythes de l’amour-passion. Cela tient à notre relation au film, avec laquelle Chris Marker joue admirablement : ces instants absolus, cette dimension d’éternité au milieu du temps, sont hétérogènes à la narration mythique, ils existent en ce qu’ils nous sont adressés comme spectateurs actifs, participants, parce que chaque plan, chaque séquence d’un film sont toujours au présent sur le plan phénoménologique.

La mémoire, comme l’Histoire, est susceptible de réécritures successives, sous la dictée de l’événement et du changement de regard que produit la confrontation d’un plus grand nombre de traces. L’horizon du temps est la « mémoire totale » et sans conflits, mais aussi peut-être sans désir. Ainsi, tels les anges de Der himmel über Berlin, de Wenders, un homme du futur se voudra le témoin de ce passé où le bonheur naît de l’affect et où le pouvoir de donner à l’horreur un nom et un visage engendre des œuvres et la capacité de s’émouvoir de la beauté et de la bonté des choses et des êtres, dans un lâcher prise radical. « De tous les problèmes que pose ce film [La passion de Jeanne d’Arc de Dreyer], le plus fascinant est sans doute la réponse qu’il apporte à ce conflit, ce défi, cet échange perpétuel de l’espace et du temps que le cinéma, entre tous les arts, est seul à affronter. « L’espace est la mesure de notre puissance, le temps la mesure de notre impuissance. » (Jules Lagneau).» (C. Marker, « La passion de Jeanne d’Arc », Esprit, n°190, mai 1952) La conquête du temps est une figure de l’impossible. Le temps est justement l’impossibilité d’une adéquation de la perception à la chose et le cinéma permet d’en construire l’expérience. Le visage comme surface opaque mais mouvante cristallise, pour Marker, l’énigme du temps : l’âme dans son rapport à la mort.

Chris Marker, Immemory, CD ROM, 1997

Chris Marker n’est pas informaticien, il est philosophe, écrivain, éditeur, photographe, voyageur, cinéaste, mais il a construit et composé seul ce CD ROM avec des moyens à la portée de tout autodidacte. Le prototype en est Zapping Zone (le mot zone, que l’on retrouve aussi au cœur de Sans soleil, est une sorte de mot de passe de la modernité poétique et cinématographique, qui relie le poème éponyme d’Apollinaire, Cocteau et Tarkovski) une installation vidéo et numérique à écrans multiples, réalisée en 1989-90, pour l’exposition « Passages de l’image ». L’entrée du CD ROM se présente d’abord comme un menu simple : « Entrée dans la mémoire », « Commandes », « Index », « Quitter ». Le chapitre « Commandes » sert simplement à expliquer le maniement des moyens de lecture du support. Deux modes d’accès sont ainsi proposés : la mémoire et l’index. Celui-ci regroupe dans l’ordre alphabétique tous les noms, propres et communs, cités dans les textes et légendes. Si l’on choisit, en revanche, d’entrer dans la mémoire, un nouveau menu se présente à nous sous forme d’un tableau d’images. En passant le pointeur sur chacune de ses images, le nom d’un thème apparaît. Il y en a sept (de gauche à droite dans le sens des aiguilles d’une montre) ainsi nommés : Le Cinéma, Le Voyage, Le Musée, La Mémoire, La Poésie, La Guerre et La Photo. En plus, en bas à droite, se trouve un sigle intitulé « Xplugs » qui recèle une galerie de « collages » numériques. Chaque thème présente ensuite un mode d’accès spécifique, soit linéaire (La Guerre et Le Voyage), soit à entrées multiples là encore : deux (Le Musée, La mémoire), trois (Le Cinéma), quatre (La Poésie) et sept (La Photographie, dont cinq entrées géographiques, une pour l’ailleurs et une pour les « fées », c’est-à-dire les femmes, objets de fascination pour Chris Marker). L’ensemble, comme l’indique l’auteur lui-même, est organisé sur le principe de la carte, c’est-à-dire de multiples chemins suivant des enchaînements linéaires, mais s’entrecroisant sans cesse par des formes là aussi multiples de rencontres, connexions, bifurcation, traverses, etc. On y rencontre surtout des images fixes et des textes, mais aussi quelques petits extraits de films et des documents sonores, notamment musicaux. Une flânerie dans une mémoire faite monde dont il s’avère bien sûr impossible d’embrasser la totalité. On sait qu’aucune carte ne peut recouvrir parfaitement le terrain qu’elle représente, mais y indique certains accès. Ce système ouvert permet de mettre en jeu une fonction importante de tout support artistique : mettre en relation la mémoire singulière de l’artiste avec les mémoires singulières et imprévisibles des regardeurs-lecteurs, c’est-à-dire relier le singulier à l’universel. Cela peut avoir lieu dans un espace-temps que Chris Marker appelle « la coexistence des temps », ce qui est une façon de définir le montage comme méthode de composition audio-visuelle.

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