Otto Dix

Conférence donnée pour le groupe de recherche Beauté et vérité au Collège des Bernardins, le 6 avril 2017

Iconographie (pptx) : Otto_Dix

Le Retable d’Issenheim de Grünewald et le sujet de la guerre chez Dix…

Mort et résurrection.

Sans jamais avouer avoir la foi, Otto Dix va traduire son expérience de la destruction, de l’anéantissement et du retour à la vie et de la vie à travers les thèmes bibliques de la Crucifixion, de Job, de Lazare, de Saint Christophe, de la Vierge rédemptrice et les formes traditionnelles de l’art religieux, comme le triptyque ou la vanité. Il s’inscrit ainsi dans l’universalité des enjeux de la souffrance la plus indicible et du salut.

Otto Dix est né le 2 décembre 1891 à Untermhaus, près de Gera en Thuringe, à l’Est de l’Allemagne, berceau de la culture allemande moderne, qui comprend aussi Weimar et Iena. Il est mort à Singen, dans le Bade-Wurtemberg, région montagneuse au bord du lac de Constance, non loin de la Forêt-Noire, le 25 juillet 1969. Son père, Franz, était ouvrier fondeur dans une mine de fer. Sa mère, Pauline Louise, ouvrière dans une fabrique de porcelaines, poète dans sa jeunesse, initia Otto dès l’enfance à la musique et à la peinture. Son cousin maternel, Fritz Amann, de Naumburg, était peintre et faisait fréquemment poser Otto pour lui. A Gera, dès 1905, il suit les cours de dessin du professeur Ernst Schunke, puis apprends la peinture avec Carl Senff. Grâce à une bourse, il étudie à l’Ecole d’arts appliqués de Dresde (plus à l’Est, en Saxe, près des frontières avec la Tchéquie et la Pologne), de 1909 à 1914.

Otto Dix, comme beaucoup des jeunes de son temps, est volontaire pour le front et devient mitrailleur en 1915 ; il croit au début aux vertus régénératrices de la guerre. C’était une illusion largement partagée au début du XXe siècle par une jeunesse lasse de la société bourgeoise du XIXe mais qui ne se fiait pas à la politique. Otto Dix, en effet, se dira toujours apolitique, mais se rapprochera néanmoins des milieux radicaux d’après-guerre et adhérera un temps au Novembergruppe. Il sera envoyé en première ligne en Champagne, à la bataille de la Somme et en Russie, près de Vilnius. Il reçoit plusieurs blessures et deviendra sergent, décoré de la Croix de fer de deuxième classe, puis vice-adjudant. Il suivra une formation de pilote en 1918. Grand lecteur de la Bible, de Goethe et de Nietzsche, c’est un esprit curieux de tout et assez lucide ; il veut comprendre le monde par l’expérience concrète. Mais, contrairement à un Jünger, il ne mystifie pas l’expérience vécue. Dès 1915, dans son journal, il qualifie la guerre, avec tous ses détails caractéristiques, d’« œuvre du diable ». Il ralliera le mouvement Dada dès le début et sera très proche de George Grosz. Il participera à la Foire internationale Dada de Berlin en juin 1920, où les artistes allemands afficheront un antimilitarisme virulent. Il sera plus tard une des figures majeures de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit), notamment aux côtés de Max Beckmann.

Il utilise une gamme variée de techniques et de manières, ce qui lui permet de trouver des modes d’expression adéquats à chaque sujet et à chaque sentiment. Pendant ses études, il découvre les maîtres de la renaissance germanique dans la Gemälde-Galerie à Berlin. Il côtoie aussi le groupe Die Brücke, basé à Dresde et y découvre Van Gogh et Edvard Munch, dans les galeries d’art Arnold et Der Sturm. Dès sa période de formation, il assimilera rapidement le cubisme et le futurisme et s’essayera à peindre son expérience immédiate de la guerre dans une sorte de cubo-futurisme original. Chez Otto Dix, nous allons le voir, la cohérence entre forme et contenu ressort de la matière elle-même travaillée par l’artiste. Sa relation aux matériaux et aux procédés choisis participe du sens de l’œuvre.

Il acquiert une grande maîtrise de la technique de l’eau forte, naguère employée par Edvard Munch : la possibilité d’attaquer l’aquatinte (poudre de fines particules de résine chauffées sur la plaque) à l’acide sur plusieurs couches, permet d’inscrire dans la forme le processus de destruction et de dépouillement des « vernis de civilisation » que l’expérience extrême de la guerre industrialisée a dévoilée. Il y a une résonance des moyens matériels de l’art, comme Kandinsky l’avait noté dans Point et ligne sur plan, en 1925. C’est ce que les constructivistes russes nomment la facture.

La série de 50 gravures Der Krieg est réalisée selon cette technique de l’eau forte. Elle sera publiée en 1924 avec une préface d’Henri Barbusse. Non que Dix fusse devenu communiste, mais parce que Le Feu, publié en 1916, était le premier témoignage littéraire écrit sans concessions par un survivant sur les réalités de cette guerre. Dix y fait manifestement écho à l’œuvre de Jacques Callot, Les Grandes misères de la guerre (1630-35), liée à la Guerre de Trente ans (1618-48), et aux Désastres de la guerre (1808-14) de Goya, sur la guerre d’Espagne contre l’occupation napoléonienne.

Le tableau La Tranchée de 1923 utilise la technique du glacis des maîtres anciens du Nord, auxquels on attribue l’invention de la peinture à l’huile. Glacis, technique traditionnelle : long temps d’exécution, rumination pendant la pratique, acuité, précision et mise à distance du sujet dans un travail laborieux (on pense à Duchamp sur Le Grand Verre, 1915-23…). Le résultat en est un effet de présence, un poids de la figure. Ainsi, la composition se joue non seulement dans l’organisation des éléments sur le plan, mais aussi dans la profondeur de la matière picturale. Cela requiert une élaboration minutieuse, très lente et patiente du tableau, ici mise au service d’une figuration implacablement objective de l’état d’un champ de bataille après une offensive, à l’échelle monumentale. Tout le sens de l’œuvre réside dans cette apparente contradiction entre le caractère constructif de la technique et le sujet figuré dans le tableau. Celui-ci s’inspire du panneau La tentation de Saint Antoine, qui fait partie du Retable d’Issenheim, 1512-16, de Grünewald, qu’Otto Dix avait vu lors d’un voyage en France, avant la guerre. Il fut acheté par le WallrafRichartz-Museum de Cologne, où il fut exposé le 1er décembre, puis à l’Académie de Berlin en 1924. Devant le scandale, il fut retiré des collections et restitué au marchand Karl Nierendorf. La série de gravures Der Krieg sera réalisée parallèlement à cette œuvre majeure qui sera saisie et détruite par les nazis. Le triptyque La Guerre, peint entre 1928 et 1932, échappera à la destruction. Il sera exposé en 1932 à l’exposition d’automne de l’Académie de Berlin, puis soigneusement caché par l’artiste. Avec sa prédelle figurant un gisant, qui renvoie au Christ mort d’Holbein (lequel s’est lui-même inspiré de Grünewald), qui avait tant frappé Dostoïevski (dans L’Idiot, 1868-69, le prince Mychkine, devant une reproduction s’exclame, comme Dostoïevski lui-même après l’avoir vu au musée de Bâle en 1867 : « Mais ce tableau peut faire perdre la foi à n’importe qui ! »), cette composition se réfère à la peinture religieuse, tout particulièrement au Retable d’Issenheim. En effet, Otto Dix y emploie exactement la même technique : la tempera sur bois. La correspondance est ainsi établie entre la Crucifixion de Jésus par l’autorité de l’Empire romain et le sacrifice de tant de vies humaines aux intérêts des puissances politiques et économiques européennes.

Le peintre voit l’intérieur à partir de l’extérieur : il dévoile la vérité intérieure par l’acuité d’une réceptivité exercée aux traits caractéristiques de la physionomie extérieure du monde. En cela, on pourrait utilement le comparer à l’un de ses contemporains, plus jeune : Walter Benjamin, qui fera renaître et renouvèlera la métaphysique à partir d’une pensée sensible, ce qu’il appelait une « physionomie ». Dans ses portraits, mais aussi dans toutes ses autres œuvres, Otto Dix fait transparaître et expose au regard l’intériorité du visible. Pour l’œil lucide et exercé de l’artiste, mais aussi du regardeur qui consent à le suivre, l’invisible et le visible coïncident dans l’apparaître. L’art devient une opération noématique. (Portrait de Max Scheler) En effet, il ne s’agit nullement d’une saisie immédiate. La démarche de Dix se fonde sur une mémoire visuelle exceptionnelle qui lui permet de garder toute la fraîcheur de la première impression, tout en travaillant longuement par esquisses successives et souvent en s’aidant de photographies. La première impression le guide ainsi dans une véritable composition du portrait, dans lequel le visage et les mains forment les éléments prépondérants, mais où le décor joue aussi un rôle capital, parfois en contrepoint, dans l’expression de l’âme du modèle. Le même esprit le conduit à faire littéralement le portrait de son temps : il y a en effet une relation intime entre son attention extrême à chaque individu, qui en faisait un portraitiste hors pair, et à la physionomie de l’époque, là aussi très comparable à la démarche de pensée de Walter Benjamin.

Trois prostituées : marchandise, consommation et prostitution… Eros et Thanatos. L’expérience des grandes villes dans les années 20 (notamment, Berlin). Expérience notamment d’un espace public envahi par la marchandise et les intérêts capitalistes qui vide de toute substance l’épanouissement promis de la liberté individuelle, dès lors soumise à des stimulations incessantes. De là ce qu’on appelle « l’esthétique du choc ». L’état de distraction qui en résulte selon Walter Benjamin produit en réaction une certaine allergie aux contacts, dialectiquement liée à la réduction du corps à ses fonctions d’organes, d’attraction et de répulsion, d’agression, etc. (cf. Simmel et Canetti). L’antidote se trouve dans une attention nouvelle au détail et la création de nouveaux liens ; la possibilité d’une reconstruction émancipatrice de ce monde de ruines. Là aussi, les procédures artistiques s’avèrent des guides de première importance (cf. Kurt Schwitters/Ph. Sers).

De là l’importance de la composition : à propos du triptyque La grande ville. L’idée du triptyque est liée aux mises en scène par tableaux simultanés de Piscator et à Ulysse de Joyce, selon Dix lui-même. Ulysse est traduit en allemand en 1927 et Dix possédait dans sa bibliothèque un exemplaire de la première édition parue à Bâle. Dix a perçu le montage spatio-temporel en plusieurs plans de réalité sur lequel le roman est structuré et qui est la matrice des monologues intérieurs. Cette forme novatrice est effectivement destinée chez Joyce à traduire l’expérience nouvelle de la grande ville moderne et des sujets désorientés qui l’habitent. C’est donc ce modèle, allié à la forme concrète du théâtre de Piscator, qui conduit Dix à la forme du triptyque, permettant de confronter simultanément plusieurs plans qui composent une même réalité impossible à saisir d’un point de vue unique, ni en tant que vicaire de l’absolu. L’expérience de la modernité part nécessairement de la multiplicité et de l’immersion dans des situations contradictoires, voire aporétiques, sans solution logique ou simple, pour un sujet d’abord dépossédé de tout viatique et de toute tradition acquise de sagesse. D’où l’importance capitale de la question de la composition à laquelle les arts visuels, cinéma inclus, sont tout particulièrement exposés. Que le théâtre et la littérature, voire la musique, soient amenés à prendre en considération le problème sur le plan visuel également est significatif. Cela va, en effet à l’encontre de la conception aristotélicienne de la dramaturgie, pour laquelle des caractères bien déterminés et la forme fermée du récit de l’action sont tout et la mise en scène n’est rien, et la scénographie moins encore. Or, dans le roman moderne, chez Joyce tout particulièrement, mais aussi chez Musil, Kafka, Proust, par exemple, la description du visible et les éléments sensibles du cadre spatio-temporel deviennent prépondérants et déterminants. Et ce jusqu’au moindre détail. De même, Piscator, qui veut « amener la totalité du monde sur la scène », et qui travaillait avec Walter Gropius à une nouvelle architecture théâtrale pour ce projet (le Théâtre total), s’inspire des expériences du théâtre soviétique, dont les mises en scène révolutionnaires d’Eisenstein, liées aux arts visuels d’avant-garde. Eisenstein fera au cinéma la synthèse de cette problématique par sa théorie de la pars pro toto, réinterprétation de l’ancienne synecdoque. En effet, cette ambition de totalisation du monde dans l’œuvre implique une contradiction majeure avec les limites de la forme artistique et la forme comme limite en général. Cette question de la limite rencontre les enjeux de la théorie de la connaissance, y compris sur le plan des sciences de la nature, notamment avec Einstein, Heisenberg, Planck, Bohr, etc. Il s’agit donc de choisir très précisément et de composer ensemble chaque détail dans une articulation des éléments qui engage le regardeur dans une expérience telle qu’il lui appartient de se faire lui-même un chemin dans l’espace-temps métaphysique présenté par une œuvre qui en constitue le seuil et le guide. Exactement comme dans toute bonne architecture, l’accès à l’espace autre qu’elle ouvre condense en ses parties signifiantes les caractéristiques essentielles du tout.

Beauté et vérité : la vérité est manifestement un fil conducteur majeur de l’œuvre de Otto Dix. Quant à la beauté, la vérité dont Dix témoigne réside à l’évidence dans son éloignement, en tant qu’il fait sens au regard d’un désir, d’une nostalgie de la beauté en accord avec la vérité. Car il s’agit non pas d’une complaisance cynique et nihiliste dans la laideur pour elle-même, ni même seulement comme une arme de destruction de la norme académique et encore moins d’une quête de « sauvagerie » à la manière expressionniste (ce qui laisserait entendre que sauvagerie et laideur iraient de pair, notons le). Il s’agit bien de témoigner d’une distance, voire d’une perte. C’est ce que montre en effet l’attention extrême portée aux anciens maîtres par Otto Dix. On a ainsi, entre les Primitifs du Nord et la modernité, la mesure d’un écart qui n’est pas poursuivi pour lui-même, comme un quelconque moyen d’innovation formelle, mais en tant que révélateur du sens de la modernité au regard de l’idéal moderniste et de leur tension extrême dans l’Histoire. Il faut relier cela à ce qui pourrait paraître s’y opposer au même moment : la dimension utopique de l’avant-garde radicale, à travers les œuvres de Malevitch, Mondrian ou des constructivistes, par exemple. En s’opposant à l’art abstrait, Otto Dix nous lègue cette tension qui nous apparaît aujourd’hui hautement significative : il a choisi le pôle opposé, mais complémentaire de la folie, qui, au temps des peintres primitifs du Nord, dialoguaient entre Erasme et Thomas More, ainsi que chez Rabelais. On retrouve cette synthèse rabelaisienne de la folie et de l’utopie chez Eisenstein. C’est ainsi ce qui rend Otto Dix capable de témoigner en vérité de la guerre par l’art sans l’esthétiser, de créer des œuvres absolument belles parce qu’elles démasquent l’horreur réelle de la destruction totale industrialisée, qu’un discours tel que celui de Jünger ou de Heidegger au même moment enrobe dans une rhétorique hallucinée et incantatoire. L’art visuel ne le souffre pas, en tant qu’art : soit il idéalise et ne peut masquer sa paresse artistique et philosophique dans son éloignement et son décalage de l’expérience commune, ce qui aboutit à un mensonge manifeste, et généralement à son instrumentalisation par la propagande, soit il témoigne et cela requiert, on le voit avec Dix, toutes les ressources du grand art et toute la lucidité de l’artiste accompli, ayant vécu l’expérience au même plan que tous et néanmoins rendu capable, par sa culture d’un regard exercé, sa Bildung, d’en dévoiler le sens par le choix des moyens appropriés et par la composition.

Pourquoi cette différence entre la littérature ou le discours philosophique et l’art visuel, ici la peinture ? Cette différence apparaît comme un trait caractéristique de la modernité. En effet, le langage verbal demeure une forme de pensée et d’expression qui obéit nécessairement à des règles communes. Quand le poète, l’écrivain et plus encore le philosophe éprouve le besoin de rompre avec ces règles, il aboutit le plus souvent aux limites de l’intelligibilité, comme le remarquèrent, par exemple, Mallarmé, Tucholsky ou Eisenstein… Au fond, les règles du langage s’imposent à tous et la foi dans le discours, dans sa transparence, rend beaucoup plus difficile le discernement. En revanche, l’art moderne, la peinture moderne en l’occurrence, s’est affranchi de règles imposées qui se sont avérées inadéquates à la nature même des moyens artistiques. C’est là un acquis fondamental de la modernité en art et qui a donné tout son sens à la notion d’art, par-delà la technique et l’image. La modernité artistique implique nécessairement que chaque artiste élabore ses moyens, trouve ses propres règles, selon la nécessité intérieure qui s’impose à lui et à lui seul. Chaque artiste véritable et véridique est proprement témoin : l’art s’impose à lui comme une exigence impérieuse, comme sa vie même, dont il lui appartient de tracer lui-même le chemin et d’inventer les moyens pour atteindre le but qui lui est fixé. Il aura donc nécessairement à souffrir autant qu’à aimer pour témoigner par les formes même qu’il créera. Ainsi, ce rapport nouveau, très particulier à l’art moderne, des moyens et des fins pris en charge par un individu qui devient sujet d’une évidence artistique qu’il s’agira de partager par le support de l’œuvre, appartient à son mode de vérité. Il procure, d’une façon qui est donc propre à l’art, une certaine connaissance de la vérité dans l’élaboration matérielle d’une trace, qui implique d’en découvrir les lois par une pratique réflexive elle-même, une praxis. L’analogie avec la science réside dans la nécessité de l’expérience comme épreuve de réalité, dans laquelle des lois se révèlent selon une élaboration adéquate des conditions de cette expérience. La différence réside dans la nature de la mathesis. Celle de la science repose sur une forme symbolique universelle, la mathématique, pour aboutir à la détermination de phénomènes physiques particuliers et de lois spécifiques, tandis que la mathesis artistique passe par une élaboration à chaque fois personnelle et particulière, nouvelle et imprévisible, du cadre de l’expérience et de son système d’intelligibilité, qui en demeure indissociable, dans un horizon métaphysique d’universalité. Cela n’empêche pas qu’il existe des lois de la forme et de la création en art et que l’on ne puisse délimiter les contours d’une esthétique objective, mais celle-ci intègre en son cœur le moment d’extrême singularité de l’expérience personnelle intérieure éprouvée dans la pratique, alors que les sciences doivent l’écarter, y compris dans le paradoxe de l’observateur, puisque celui-ci n’est qu’une fonction et n’engage pas la singularité de qui l’occupe.

Dès lors, l’essence personnelle du sujet, inhérente au témoignage, sa spontanéité, par laquelle s’ouvrent les chemins d’accès de l’expérience à l’universel, est impliquée et rendue évidente par la forme artistique et toutes les conditions de son élaboration. La composition forme, pour chaque œuvre, la synthèse inachevable de toute la démarche d’un artiste et conditionne la perception eidétique du spectateur. Par conséquent, il doit y avoir une correspondance exacte, indéfinissable mais constatable, entre forme et contenu, lequel n’existe qu’en celle-ci. C’est pourquoi chaque artiste doit élaborer lui-même ses moyens et les règles de leur emploi. C’est pourquoi aussi, le rapport à la vérité ou au mensonge d’un objet artistique apparaît en lui, ce qui n’est pas toujours le cas du discours. Pour le dire autrement, l’académisme était parvenu à enfermer les beaux-arts dans un équivalent plastique de la rhétorique, où il fallait chercher l’éventuelle vérité de l’œuvre dans la reconstitution d’un discours sous-jacent, soit une allégorie au sens appauvri du terme. L’art moderne a montré que la vérité en art, c’est-à-dire l’art proprement dit, repose sur des structures signifiantes qui ne dérivent pas du langage verbal, surtout dans ses fonctions de communication, mais dont le langage verbal lui-même est issu, comme toute forme symbolique. A partir du moment où la pratique artistique se libère de toute prescription, elle a pour tâche de témoigner par des moyens de symbolisation qui se trouvent au plus près de l’origine même des processus de symbolisation, sans doute plus primitifs que le mythe et aussi plus ouverts. De là le paradoxe souvent constaté du caractère archaïque des moyens artistiques employés dans l’art pour témoigner de l’esprit le plus moderne qui soit, comme le montre, par exemple, l’importance du primitivisme dans l’avant-garde ou notre émerveillement devant l’art des premiers humains. Il s’agit d’une relation à la vérité qui se trouve dans le rapport entre le geste pur et le geste technique le plus élémentaire, c’est-à-dire du côté de l’expression en tant qu’extériorisation articulée de l’intériorité détachée de l’enchaînement utilitaire mais puisant aux mêmes sources psychophysiologiques, celles de la relation à l’altérité et à l’apparition de la conscience même d’exister dans le monde. Pour le dire encore autrement, l’art comme pratique de vérité et vérité de la pratique, comme praxis, permet un partage de l’expérience là où celle-ci ne peut passer par un système de règles communes de communication régi par la logique et dont la rationalité tient aux structures intimes des formes, mais aussi à leur plasticité, de leur genèse et de leurs rapports aux invariants anthropologiques qui régissent les lois de la perception et de la connaissance.

L’enjeu de l’art, c’est l’autonomie individuelle et le mouvement de la vie, l’essence de la vie en tant que mouvement dont chaque œuvre témoigne pour chaque artiste envers chacun de ses semblables à partir de la vie même et pour la vie, vérifiable dans une certaine cohérence et singularité de la forme en ce qu’elle donne lieu pour le regardeur à une expérience aussi personnelle et profonde. L’art est ainsi une condition anthropologique essentielle de l’intersubjectivité, y compris dans la possibilité d’un rapport à soi, c’est-à-dire la possibilité même de la conscience. C’est pourquoi, par exemple, « L’origine de l’œuvre d’art » (1935-36) de Heidegger passe complètement à côté de la vérité artistique parce qu’il évacue l’artiste : l’enjeu de ce texte n’est certainement pas l’art, mais la redéfinition d’une sorte d’esthétisation totémique du monde, par laquelle l’œuvre ferait retour au fétiche, non plus par sa marchandisation, mais par sa soumission archaïsante à une emblématique de la stèle, du surgissement de la terre natale et du « dressage » de la race. Ce qui se présente chez Heidegger sous un clair-obscur équivoque dans la rhétorique du « berger de l’être » et du « fondement », qu’il substitue au « retour aux choses mêmes » qui guidait la phénoménologie de Husserl, apparaît au grand jour dans l’esthétique nazie. Mais, en dépit de son amour pour les traditions artistiques du Nord, Otto Dix ne pouvait pas manquer de figurer parmi les « artistes dégénérés » les plus éminents. Et c’est bien moins pour ses œuvres des années vingt sur les mœurs dissolues de cette période des cabarets, qu’il fréquentait assidument (cf. Beauté), que pour ses œuvres sur la guerre.

Car Otto Dix, dont il faut rappeler qu’il s’engagea volontairement dès 1914 et fut décoré pour des faits de courage exceptionnels, montre que la vérité de la guerre, c’est qu’elle n’est désormais plus porteuse d’aucune vérité ni d’aucune régénération, si tant est qu’elle le fut jamais, qu’il n’y a pas d’épreuve décisive qui s’y jouerai devant le danger, que la guerre ne révèle rien sinon ce « mauvais infini » que recèle l’humain et qui ne semble connaître d’autre limite que l’aveugle nécessité, voulue par Dieu à cette fin, comme le pensait Simone Weil. Mais à cela, la guerre industrialisée n’ajoute qu’un exemple de plus. C’est bien l’« œuvre du diable » en effet qui éloigne de la vérité et nous savons à quelles erreurs et mensonges elle conduira, car la guerre n’est qu’anéantissement et politique du nihilisme. La renaissance de la vie dont témoignera aussi Otto Dix dans son œuvre des années 50 et 60, n’est certainement pas le fruit de la guerre mais elle advient malgré et contre cet anéantissement. Tout cela, il le montre, littéralement, grâce à un travail de composition considérable et acharné, d’une rare exigence, servi par une maîtrise consommée des moyens de la peinture, ayant réappris et longuement pratiqué tous les procédés des maîtres anciens, par lesquels seuls il a pu aboutir à des œuvres d’une telle intensité expressive. Il n’y a pas de « destruction créative » comme le prétendait l’économiste Schumpeter, qui formulait cette théorie dans le même climat délétère du début du XXe siècle, contre lequel luttait l’avant-garde radicale, laquelle tirait de la vie et non de la mort le sens de la vérité et la redécouverte de l’absolu de la beauté.

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