Ilia Kabakov

Ilya Kabakov, L’homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement, 1968-88 :

Installation créée la première fois dans l’appartement de l’artiste à Moscou, en 1968. Plusieurs pièces sont ouvertes, sauf une, dont la porte est en partie brisée. Visible d’un vestibule à travers des planches clouées devant l’entrée, on peut voir une chambre aux murs couverts d’images, au plafond crevé avec en son centre une catapulte bricolée en caoutchouc comportant des ressorts de lit. Sous cette catapulte accrochée au plafond, se trouve un banc formé d’une planche posée sur un tabouret et une chaise. Des gravats couvrent en partie la planche et jonchent le sol autour. Le vestibule comporte un manteau accroché et divers textes explicatifs, dont les récits d’autres occupants de cet appartement collectif fictif. L’un d’eux, plus détaillé, explique le projet du « cosmonaute ». Les murs de la chambre sont en majorité couverts d’affiches de propagande, mais on peut également y voir des dessins scientifiques et des diagrammes. Un diorama de la ville montre la trajectoire prévue du « cosmonaute ». Le récit du voisin se conclut par l’arrivée des autorités, peu après la mise sur orbite du héros, qui barricadèrent la porte de sa chambre, laissant celle-ci en l’état.

L’œuvre se présente comme la trace de ce projet et de son accomplissement. Elle consiste dans la spatialisation d’un univers d’images issues notamment des Albums (1972-75) décrivant les biographies fictives d’hommes ordinaires. Comme on s’en aperçoit à certains détails, Kabakov part de l’art russe et soviétique de l’histoire illustrée, sa formation initiale (études d’arts graphiques à l’Institut Surikov, Moscou, 1951-57). L’espace de l’installation est donc un support de fiction et de réflexion sur la rencontre entre le réel et l’imaginaire, entre la vie et l’image. Le dispositif de l’installation nous fait entrer dans un univers familier et routinier, marqué par un événement énigmatique. Comme Étant donnés (1946-68) de Marcel Duchamp, il n’est cependant pas possible d’accéder au lieu de l’énigme. L’accès est barré et ce qui reste à voir rend compte d’un fait sans témoin direct. On ne connait ainsi par bribes, d’après des récits indirects et des indices, que l’avant et l’après.

L’ensemble est caractéristique de l’art de l’installation, consistant à disposer dans l’espace en trois dimensions les éléments du sens. Le spectateur est ainsi plus directement impliqué puisque la représentation a lieu dans l’espace où il se tient lui-même. Mais la distance se trouve dans la question posée de ce qui est absent et de la relation entre les traces présentes et ce qui manque. Le spectateur est en quelque sorte placé dans la situation du déchiffreur d’énigme, capable de reconstruire le sens et de rendre une temporalité à des choses dispersées. L’œuvre condense le désir d’arrachement à une société « gelée » par le totalitarisme, où l’espérance communiste est chaque fois différée, le désir universel de liberté spirituelle et un hommage à l’utopie russe à l’origine du vol intersidéral. En effet, la rencontre organisée par l’installation entre le cadre de la vie quotidienne caractéristique de l’Union soviétique, l’appartement communautaire, et l’étrangeté d’une décision personnelle invite à s’interroger sur la persistance de la pensée utopique dans une société marquée par la falsification de la réalité : le totalitarisme stalinien.

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