Eisenstein et le cri

Article publié en janvier 2005 dans la revue en ligne disparue Cadrage.net

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Quelques figures du cri dans Le Cuirassé Potemkine

 

                Le cri de la nature, non-indifférente : Eisenstein et Munch.                                     

 

            « Qui pousse un cri meurt ! Qui se tait meurt aussi ! »[1]

            « Là où le gros de la foule résiste à un discours subtil, dont la notation intellectuelle lui échappe, elle ne résiste pas à des effets de surprise physique, au dynamisme de cris et de gestes violents, à des explosions visuelles, à tout un ensemble d’effets tétanisants venus à point nommé et utilisés pour agir de façon directe sur la sensibilité matérielle du spectateur.

            Porté par le paroxysme d’une action matérielle violente et à laquelle nulle sensibilité ne résiste, le spectateur voit s’affiner son système nerveux général, il devient plus apte à recevoir les ondes des émotions plus rares, des idées sublimes des Grands Mythes qui par ce spectacle-là chercheront à l’atteindre par leur force physique de déflagration. »[2]

 

 

 

La figure du cri chez Eisenstein, nous conduit, au-delà d’un thème iconologique, aux composantes fondamentales de sa cinématographie. On peut déjà gager que des plans qui mettent un cri en avant dans ses films se trouvent au croisement même des différents modes d’enchaînement possibles, où nous pouvons voir, à la fois : une « cellule » de montage, dans un certain rapport avec les autres, et une image dotée d’une iconicité propre, d’une force de résistance au passage, en tant qu’empreinte mnémonique d’un choc, par l’intensité de l’affect dont elle peut être chargée. Un inventaire des occurrences visuelles, puis sonores et même colorées de cris dans ses films nous conduit donc déjà au cœur même d’une pensée sensible, dont nous pourrions dire qu’elle témoigne d’une expérience de l’impossible[3]. Mais nous nous concentrerons dans les limites de cet article sur un seul film.

Eisenstein, dans ses écrits, a souligné une fois au moins le rôle important rempli par notre sujet dans l’un de ses films : Le cuirassé Potemkine, où le marin et révolutionnaire Vakoulintchouk, criant « Frères ! », enchaîne sur une situation d’impasse mortelle, lors d’un conflit emblématique avec une autorité oppressive. Écrivant après-coup sur ce film, il en découvre la cohérence interne et la fonction nodale qu’y occupe ce cri, avec sa répétition amplifiée au collectif lors de la rencontre finale avec l’escadre amirale. Il va ensuite comparer sa composition avec une peinture de Vassili I. Sourikov (1848-1916), Boyarinia Morozova, dont nous verrons qu’elle met également en scène une sensation dont la représentation complète est en fait impossible. Ce texte témoigne de la recherche d’une loi de montage commune à l’image et au son, valable également pour la couleur; la première nécessité étant de dissocier l’image et le son, l’image et la couleur[4].

Comment, en effet, représenter l’événement même du cri, qui est en quelque sorte le « contenu » de cette sensation, à la fois sonore, visuelle, affective, corporelle et signifiante ? Eisenstein se pose le problème à partir de la technique : il s’agissait de suggérer le son par les moyens du film muet. C’est cela qui induit aussi le rapprochement avec la peinture, dont nous trouvons un autre exemple très significatif dans un autre texte, où il est fait mention d’une peinture d’Edvard Munch, Le Cri (1893); une gravure tirée du tableau est intégrée à cet article important, elle y est notamment confrontée à des œuvres cubistes de Robert Delaunay[5]. C’est toute sa conception du réel, de la réalité et du réalisme, en rapport avec l’image et le montage qu’Eisenstein engage ici; entièrement sous-tendue par une ontologie de la discontinuité, dont l’expression la plus immédiate possible est la contradiction ou le conflit, condition de possibilité d’une pratique du montage, comme de tout langage en général. Le conflit originaire affronte, selon lui, l’activité humaine, destructive et constructive en même temps, comme « re-création » à la nature, en tant que passivité, incomplétude — paradoxe darwinien d’un conditionné apte à dépasser, en les reconfigurant, les conditions de son existence[6], dont la photographie et le cinéma constituent l’expérience, face à ce que W. Benjamin appelle la seconde technique.

Si, comme l’affirme Roland Barthes, dans « Rhétorique de l’image »[7], la photographie institue la révolution anthropologique du XIX ème siècle, comme conscience de l’avoir-été-là et que, corrélativement, le cinématographe n’existe que dans la résistance en retour à l’illusion de l’être-là, alors nous devrions y retrouver cet autre paradoxe : l’accès à l’immédiateté dans l’après-coup. C’est, en particulier, ce qui peut faire résonner ensemble certaines images de cri dans les films d’Eisenstein et Le Cri d’Edvard Munch. On peut faire l’hypothèse que ces œuvres procèdent de visées complémentaires. Mais que peut apporter le montage cinématographique par rapport à l’image photographique ou à la peinture ? Peut être s’agit-il toujours d’enchaîner sur ce qui point (punctum) et de savoir comment le faire visuellement. Et aussi que cela donne effectivement lieu à une certaine pensée du temps, dont Chris Marker aujourd’hui a envisagé, dans ses films (La jetée, Sans soleil, par exemple), toute la portée lorsqu’elle se déploie en tant que mode de l’enchaînement des images.

Nous pouvons, d’une part, insister sur une pensée de l’image, du geste expressif et du montage interne au plan, qui se rattache à l’analyse du photogramme et, par conséquent, aux liens constants chez Eisenstein avec le graphique, le pictural et le photographique[8]. Nous reviendrons donc sur les textes de Roland Barthes à ce sujet, pour les relire à la lumière de la pratique et de la théorie du cinéaste. D’autre part, ce que nous pouvons appeler le montage global, terme générique désignant les modalités de l’écriture cinématique, peut être envisagé à nouveaux frais à partir d’une philosophie du langage, pour laquelle la langue, ou le discours, est un cas relevant d’une nécessité anthropologique plus large : que la singularité de toute chose en son apparaître demande que j’enchaîne sur elle est une certitude, mais la modalité de l’enchaînement est toujours improbable. Cela tiendrait surtout à l’inadéquation de nos moyens de signifier la réalité, qui fait achopper la raison philosophique : « Socrate use de la facilité suivante : on doit interdire la mimèse mais on ne le peut pas. En effet, on ne saisit pas les choses elles-mêmes mais leurs images. Si on saisissait les choses, il n’y aurait pas besoin de phraser. Ou bien, si l’on ne phrasait pas, il n’y aurait pas besoin de mimer. Phraser a lieu dans le manque d’être de ce dont il y a phrase. Le langage est le signe qu’on ne connaît pas l’être de l’étant. Quand on le connaît, on est l’étant, c’est le silence. (…). On ne peut donc que transiger avec la mimèse. »[9], écrit Jean-François Lyotard.

On entrevoit dès lors comment la pensée du différend pourrait rencontrer une cinématographie dont le point de départ est la discontinuité du réel et sa nécessaire médiation par des représentations. Le cri se situe d’une certaine façon au point même de l’enchaînement parcequ’il en est une expression originaire, désignant avec la plus grande intensité l’impossibilité de l’immédiateté, déchirant le voile de toute nostalgie et récusant l’ambition de réaliser la fusion de l’un et du tout. C’est l’image d’une image qui se montre comme césure et relation sans occulter le discontinu dont elle surgit; c’est ainsi qu’elle joue un rôle-clé dans l’œuvre d’Edvard Munch et se retrouve à une place stratégique dans l’écriture théorique d’Eisenstein, qui saura justement la distinguer du courant expressionniste comme production de reflets de « l’expérience vécue ».

Enfin, les relations complexes entre les images, selon les différents registres de montage répertoriés par Eisenstein croisent un autre axe d’enchaînement : l’interaction entre le film projeté sur un écran, le spectateur et les spectateurs. Ici, le cri peut être envisagé pleinement comme re-présentation de l’affect. L’affect fait enchaîner parcequ’il s’adresse au désir; la pensée sensible est une pensée de l’altérité, une pensée du temps contre l’instant et l’identité. Toute la pensée d’Eisenstein peut se concevoir comme centrée sur ce point-là, où le cinématographe redistribue les relations entre art et science, à partir d’une interrogation sur la réalité, ce qu’il formulera à l’aide des notions complémentaires du pathétique et de l’extase.

 

            Mais commençons, en suivant Eisenstein dans l’analyse du tableau Boyarinia Morozova, de Sourikov : le thème du tableau est l’opposition de cette femme de la vieille noblesse, en faveur des Vieux-croyants, aux réformes religieuses du patriarche Nikon, durant le XVII ème siècle. Déportée, elle mourra en prison. Eisenstein a montré comment la composition du tableau est structurée en trois parties, selon la proportion du Nombre d’or, les éléments principaux se répartissant, dans un format rectangulaire et horizontal, le long de la diagonale « lyrique », partant du bas à notre gauche vers le haut à droite.

« La partie centrale est affectée à son rôle. Elle est cernée par le point de la plus haute envolée et le point de chute le plus bas du sujet du tableau. (…)

Ce sont les deux points dramatiques essentiels du « rôle » de la boyarinia Morozova : le point « zéro » et le point de la maximale envolée.

L’unité du drame est comme cernée par le fait que ces deux points sont soudés à la décisive diagonale centrale qui conditionne toute la construction fondamentale du tableau.

Ils ne coïncident pas exactement avec cette diagonale et là justement est la différence entre le vivant tableau et l’inerte schéma géométrique.

Mais l’élan vers cette diagonale et les liens avec elle sont évidents. »[10]

L’ « organicité », selon Eisenstein est faite de décalages, d’inégalités, d’irrégularités, de déboîtements et d’écarts, incompatibles avec l’idée de « belle totalité »; cela implique le déplacement et la déprise, non l’achèvement. Ici, l’inadéquation du schéma et de la figure suscite une tension, concentre l’énergie du tableau.

« Et comment cela se passe-t-il pour le « point culminant » ? A première vue nous sommes en présence d’une apparente contradiction : la section A1 B1 distante de 0,618… du bord droit du tableau ne passe pas par la main de la boyarinia, pas même par sa tête ou par son œil, mais se trouve quelque part devant la bouche de la boyarinia ! En d’autres termes, cette section décisive, ce moyen de capter au maximum l’attention — on dirait qu’elle passe dans l’air, à vide, devant la bouche.

Devant la bouche — d’accord.

Dans l’air — d’accord.

Mais absolument pas d’accord que ce soit « à vide ».

Au contraire !

En réalité la section d’or tranche ici dans le plus important. Et l’inattendu vient de ce qu’ici le plus important est plastiquement inexprimable.

La section d’or A1 B1 passe par la parole qui s’envole des lèvres de la boyarinia Morozova. »[11]

Cette femme était connue pour son éloquence. Au-delà de l’anecdote, le tableau renvoie à ce qui est l’essentiel de son « rôle », désormais insaisissable, même par la description verbale et surtout par elle. En effet, cela implique la voix, l’intonation, l’accent; autant de sensations que la seule transcription de ses paroles ne permet pas de rendre. A l’endroit où se trouve l’accent principal du tableau, il n’y a rien, aucun détail qui accroche le regard — le vide, mais un vide actif en raison de sa place dans l’économie de la surface. L’émotion et l’imagination du spectateur, mobilisées par cet espace vacant en avant de la bouche figurée, rencontrent la réalité convoquée de la verve enflammée d’une fanatique. Ce tableau présente une trace de l’événement, il rend visible l’empreinte que l’ « inconscient collectif » en a retenue.

Eisenstein a souligné dans l’œuvre la non coïncidence du schéma harmonique et de la disposition des figures, qui est pour lui le principe même de la composition : l’ou-topos et le lien intangible, effectuant l’unité de la composition par la tension entre les éléments plastiques, le sens et la « signifiance » (Barthes). Là se concentrent toutes les énergies, les forces drainées par la disposition irrégulière des composantes du tableau, sauvant l’intensité, l’affect de l’événement lui-même. « Nous venons de découvrir chez Sourikov le passage d’une dimension à une autre au « point de la plus haute envolée ». En ce point se situe le son non représentable. »[12] Il fait ainsi apparaître dans une peinture, à première vue académique[13], le montage des hétérogénéités d’où peut jaillir la résonance des éléments apparents et inapparents (figures, gestes, disposition, espace pictural, géométrie sous-jacente et son suggéré), selon un mode complexe. Les décalages entre la disposition des éléments visibles de l’histoire, les grandes lignes du tableau et un tracé régulateur inapparent produit la re-présentation de l’affect.

De même, Eisenstein a noté dans Le cuirassé Potemkine, l’alternance entre trois périodes (2:3/3:2), marquée par les deux césures diégétiques de la mort de Vakoulintchouk et l’élévation au mat du drapeau rouge, d’une part, et, d’autre part, trois moments culminants. Les cris : « Frères ! », au début et à la fin du film, sont des moments extatiques qui succèdent à une séquence d’intensification pathétique[14]. « Et ici et là —le cri « Frères ! » qui fait basculer le temps mort de l’attente dans une explosion de sentiments fraternels. »[15] Dans les deux cas, l’inattendu a lieu et l’histoire est relancée au-delà d’une impasse (la catastrophe attendue, comme dans La Grève, ou La Mère de Poudovkine, est conjurée, dépassée). Cette relance suscite l’affect en ce qu’elle porte vraiment un saut qualitatif. En effet, contrairement au film d’action et de divertissement, l’absence de héros — dont nous savons par convention qu’il est son propre témoin, en quelque sorte, et qu’il survivra à toutes les avanies (James Bond : « Meurs un autre jour ! » ou l’increvable Indiana Jones) — introduit une véritable incertitude : en principe, les marins sont statutairement incapables de prendre une décision autonome; ils sont par définition mineurs. Par conséquent, le cri de Vakoulintchouk est un véritable événement et apparaît ici comme l’ « archétype » du déclenchement de tout événement insurrectionnel. C’est ce qui fait tout l’efficace de la séquence, dont la rencontre avec l’escadre peut être considérée comme une reprise, c’est-à dire une répétition différenciée en même temps qu’une vérification — comme si la révolution n’avançait qu’à travers une série de bonds entre pâtir et agir, contradictoires, discontinus, et non un progrès continu et prévisible, calculable[16].

Une série impressionnante de cris le confirme; la séquence du massacre sur l’escalier d’Odessa, que nous situons subjectivement au centre du film, se condense dans le visage en gros plande la femme aux besicles, finalement sabrée par un cosaque. Ici, le cri ne serait extatique qu’au sens où Georges Bataille voyait la coïncidence secrète de la plus grande douleur avec la plus intense jouissance; quand, dit Lévinas, le sujet est « exposé à l’être ». Une extase « par le bas », si l’on veut. C’est le moment où la souffrance implacablement infligée, proprement inhumaine, confine à l’impossible, à l’effondrement dans l’indifférencié, où l’ordre est le chaos[17]. Le comble de l’ordre est le chaos même. A ce stade paroxystique on conçoit que même les pierres crient : l’extase « par le haut » est ainsi relancée encore une fois; le paradoxe insurrectionnel et révolutionnaire lui-même resurgit avec une plus grande force dans la figure du lion de pierre. Le montage réalise un rassemblement, puisque ce sont trois statues qui se transforment en une seule. Au-delà de la simple fonction métaphorique, il y a là un réalisme des images et une certaine mise en œuvre des relations du cinéma avec les autres arts : ce que la statuaire est contrainte de dissocier et de figer, cette littérale pétrification des apparences qu’elle opère, est dévoilé comme tel et rendu à une temporalité du mouvement par le montage. Ainsi, celui-ci s’affirme-t-il concrètement comme révolutionnaire, non seulement dans le champ du visuel mais aussi dans le champ politique, en vertu du rôle incontournable qu’y exercent les représentations.

Il y a un pouvoir multiplicateur de l’image en son caractère « régressif », archaïque-utopique, ambivalent : ce type de statuaire renvoie aux fonctions magiques de l’image et des différentes techniques artistiques; un lion de pierre, c’est l’image par excellence de la force pétrifiée, absolument maîtrisée — un véritable emblème générique du pouvoir lié à la première technique[18]. Le montage est bien une opération, il réunit et fait enchaîner ce qui a été désuni, il met à l’épreuve du doute l’ordre institué des différences par le travail de la fragmentation. Il s’agit de faire apparaître dans le monument que ces lions de pierre semblant différents et isolés, anecdotiques et exotiques, sont déjà les fragments d’une image globale de la force, ici réactivée et remise en mouvement, « ressuscitée » et émancipée comme le lion qui se dresse et rugit. Le dévoilement du procédé exalte l’opération elle-même et sa rencontre effective avec l’intention utopique et révolutionnaire.

On peut rapprocher cet enchaînement du Cri de Munch, en faisant appel au prodrome d’une « série », graphique et picturale : Désespoir (1891-92). C’est aussi une séquence qui apparaît alors, où le peintre regarde le paysage (de profil), puis se tourne vers le spectateur et se métamorphose en l’image du cri, devenant lui-même le cri, « le cri de la nature » dit-il[19]. Nous sommes du côté de ce que Roland Barthes appelle l’image traumatique, qui tend à réaliser la pure dénotation, exténuant toute fonction de signification (connotation) — nature de la photographie, selon lui. En ce sens apparaît un lien structurel entre l’art moderniste et la photographie, désignant le caractère proprement utopique de la littéralité potentielle du photographique. C’est bien le cas de l’image de la femme sabrée, mais cela advient chez Eisenstein au comble de la mise en scène, de même que chez Munch ce réalisme ne peut être atteint qu’à travers une rupture radicale avec l’académisme et le naturalisme[20]. Ce massacre à Odessa n’a jamais eu lieu sur l’escalier Richelieu[21]; le public contemporain d’Eisenstein le savait (du moins la génération de la révolution de 1905). La violente tension entre le caractère manifestement artistique de cette scène et l’effet de littéralité (l’invincible sentiment d’être et d’avoir été témoins d’un massacre réel) se condense précisément dans cette inoubliable figure de l’effroi qu’est la femme sabrée.

Un autre visage plus discret, joue cependant à un autre moment du massacre, la descente du landau, un rôle important. C’est le jeune homme (portant aussi des lunettes), qui assiste médusé à cette chute. Son regard et son cri d’horreur nous font enchaîner efficacement sur l’image d’une disproportion maximale : la plus grand faiblesse abandonnée au plus grand déchaînement de forces destructrices. C’est peut-être là l’un des meilleurs ponts entre cette scène et le spectateur puisqu’il semble autant que nous séparé de toute prise sur les faits : il renvoie à l’impossible du témoin en ce qu’il a vu mais n’a rien pu faire; à la fois « présent » mais extérieur à la réalité absolue du fait qui est l’anéantissement, comme le spectateur du film, dont il constitue un double, au sens théâtral (Artaud); on voit d’ailleurs son visage de profil contre un miroir. Mais il est en même temps celui qui « a tout vu » et qui, s’il survit, pourrait attester que « ça a bien eu lieu », tel jour, telle heure à tel endroit, et nous y introduit. Eisenstein lui-même a été témoin d’actes de cruauté de la police, de l’armée et cela se mêle pour lui à des images de la presse française du temps de la commune, de mises en scène du musée Grévin et aux récits d’insurrections et de révolutions, de 1789 à 1917[22].

Sa méthode apparaît ici dans toute son ampleur : il s’agit donc de jouer de l’effet multiplicateur à l’infini de l’intrication des différentes couches filmiques où la dissociation des composantes spatiales et temporelles du plan (image, mouvement, geste, lumière, son, couleur, rythme, musique, surface, direction, durée) permet de les relier plus fortement, de gagner en tension, en énergie, en intensité, en y inscrivant l’empreinte de l’événement selon leurs modalités propres. Chaque composante du film, selon sa configuration, se constitue en trace. C’est l’événement lui-même — comme geste expressif ou image globale, qu’il s’agit de faire émerger du chaos des impressions, de la rumeur du « vécu » — qui commande structurellement au principe de la pars pro toto. Si les attractions, la structure d’affect[23] du plan, de la séquence, sont « calculables », en revanche le fil conducteur du film n’est jamais prédéfini, l’image globale du film, arrêté plutôt qu’achevé, est une résultante imprédictible.

Or, l’événement est toujours un saut qualitatif, ne serait-ce que parce qu’il partage avec toute circonstance la même contingence, mais qu’il s’en distingue ensuite radicalement par la possibilité de son inscription et la sollicitation de la mémoire, du sentiment et de la pensée. C’est un point de basculement, l’épreuve de la désubjectivation; avoir-lieu de la métamorphose du sujet[24]. Le cinématographe est donc appareil, à la fois en tant que surface d’inscription et production de l’événement, y compris comme œuvre filmique, en particulier face à ses conditions d’apparition propres (la technique industrielle, les masses, les métropoles modernes)[25]. La figure défigurante du cri condense justement les composantes sensibles et structurales que le montage entremêle et peut jouer avec précision l’affect contre le moi — dans son rapport au langage et au temps.

 

Selon Roland Barthes, le montage pourrait être considéré comme un texte et il apparaît comme tel à certains égards, mais ce n’est pas au sens discursif parce que le montage cinématographique travaille (sur) des images, en images — dans un rapport d’altérité, qui en conditionne la connexion. Certaines opérations s’apparentent au texte, mais aucune cinématographie ne formera jamais une langue; elles n’en sont pas moins des « écritures », au sens d’une inscription et d’une certaine condition d’archive. Or, nous sommes tentés de lire le film, d’y retrouver les règles de l’ ut pictura poésis, d’une équivalence du dicible et du visible, mais cette attente souvent déçue engendre la suspicion[26]. Cependant, le montage opère des disjonctions et des conjonctions d’images, de récits, de paroles où la logique causale n’est qu’un cas particulier, et entre en interaction avec le « monologue intérieur », les trains d’images mentales qui nous traversent[27]. Le cinéaste peut chercher à faire entrer en résonance le film avec la multiplicité des subconscients et à leur créer des sites communs, ce qu’Eisenstein appelle des nœuds, en se déplaçant délibérément du « dramatique » au « systémique ». En effet, le caractère de masse du cinéma implique une rupture avec le jugement de goût et la validation esthète s’exerçant dans le suspens de la valeur existentielle de l’œuvre. La pratique du cinéma varie ainsi entre un pôle proprement expérimental, qui vise à découvrir les lois de son efficience en se donnant des critères épistémologiques fiables, et un pôle d’application collectif se divisant lui-même entre leur exploration sensible et leur simple exploitation à des fins de divertissement ou de propagande.

L’un des aspects les plus frappants de la rupture permise par cet appareil avec les critères esthétiques kantiens est le rapport entre connaissance et violence qu’il met fréquemment en scène. Ainsi le cri, chez Eisenstein, comme Munch, manifeste une douleur intérieure, fondamentalement celle de la non-coïncidence de l’être et de la nature; le « retour » ou la « fusion » signifiant l’anéantissement, l’indifférenciation — l’impossible. Peut-on le rapprocher de la pulsion de mort freudienne ? En tout cas la représentation qu’en donne Munch dans Le cri est tout sauf un nirvâna, c’est au contraire un déchirement. La violence, la cruauté humaine, le paradoxe d’une inhumanité proprement humaine, sont inhérents à ce sentiment chronique d’inadéquation. Les seuls liens restants de l’être-là avec la nature seraient la pulsion sexuelle et la mort. Encore celle-là est-elle dé-naturée par l’histoire des rapports humains, notamment « la guerre des sexes », que Munch fut le premier peintre à prendre en considération, avec Strindberg, Ibsen et Nietzsche.

Si Eisenstein cite favorablement Munch et le distingue des expressionnistes, c’est donc qu’il y a là un sujet au sens des formalistes russes; c’est-à dire un ensemble de rapports qui ont pour particularité de structurer aussi bien certaines relations inter-humaines que la facture d’une œuvre plastique, poétique ou romanesque, et ce de façon à ce que des liens pertinents apparaissent entre les différents registres de l’existence quotidienne et de l’art, non par analogie mais dans l’écart. Cette unité dynamique du « contenu » et de la « forme », du référent, du signifié et du signifiant est un moyen de connaissance spécifique et l’on sait que la linguistique et l’anthropologie structurale en sont issus. Toutefois ses possibilités sont loin d’avoir été épuisées surtout pour une pensée diachronique, qui ne serait pas nécessairement une philosophie de l’histoire, mais de la coexistence des temps (Chris Marker).

Reprenons l’exemple du visage en gros-plan de la femme sabrée par le cosaque : la ressemblance avec des représentations de Méduse (Le Caravage, par exemple) peut venir facilement à l’esprit. Il est permis de l’associer à la conception eisensteinienne du cadrage-coupage (Bildauschnitt), à travers le geste répété en gros plan du cosaque : à contre-champ, le visage maculé apparaît « en relief » comme une tête (tranchée), la bouche grande ouverte, les lunettes brisées, le cri est muet, doublement (excès de terreur et suffocation, tête séparée du corps et donc des poumons). Pourquoi la cruauté du cosaque, de l’ennemi, est-elle associée à la « mise à nu du procédé » ? Aveu que toute violence est instance du même dans la différence ? Que devient le statut de cette femme, située diégétiquement du « bon côté », si elle ressemble soudain à une figure survivante[28] : Méduse, dont le regard paralyse et tue, mais dont le pouvoir est aboli par la décollation ? Dès lors que la tête est tranchée, il est possible de la regarder en face[29]. Mais on peut aussi bien la rapprocher du Christ aux outrages, ainsi que de Jean-Baptiste et , par là, du Mandylion. Or, celui-ci est visage et non tête, il est dans le retrait, sa bouche est fermée, son regard est serein et profond (et non exorbité) sans trace d’effroi; il se donne, il n’est pas arraché, coupé. Son regard guérit, tandis que celui de Méduse tue. Le Mandylion agit en tant qu’image, tandis que Méduse, comme image est neutralisation, conjuration, exorcisme, de la face maléfique du sacré (et trophée, ce qui signifie aussi une passation de pouvoir, où les effets destructeurs de la force sont maîtrisés)[30]. En tout cas, ce que suggère ce fragment de montage c’est que le cinématographe, en tant que l’« un des aspects de la violence »[31], peut être l’appareil qui se fait violence pour débusquer et démonter les mécanismes de la violence, dans ses métamorphoses comme dans son « éternel retour ».

« L’effet d’horreur authentique, le peintre ne l’atteindra que lorsque le cri de l’image sera repris par un cri passé au plan de la composition, du milieu et de la forme (cf., par exemple, le dessin de Munch intitulé « Le cri », ou les particularités de composition des personnages chez Le Greco).

En outre, la tâche ainsi fixée ne doit nullement se résoudre toujours en une désagrégation de la forme, comme chez les successeurs de Munch — les expressionnistes. »

Et Eisenstein ajoute :

« Mais c’est alors que l’impression recherchée — qui doit transgresser le cadre de la simple représentation physique — doit pour voir le jour, transgresser les bornes du représenté dans les moyens d’expression aussi — pour passer au domaine des moyens d’action de la construction même. »[32]

Le cri est donc un point culminant dans une chaîne d’images qui se déploie comme un phénomène de propagation (« ronds dans l’eau », « explosion »); le concept de « réaction en chaîne », souvent employé par Eisenstein, renvoie à la physique et à la morphogenèse. C’est aussi le point de départ d’un nouvel enchaînement — le pivot d’un « retournement dialectique ». Il y a d’ailleurs une correspondance possible avec le « zéro des formes » suprématiste, le Quadrangle noir sur fond blanc : paradoxe du tableau abstrait comme tension entre les limites du tableau, l’étendue mesurable de sa surface et l’impossibilité de synthétiser ni par le regard, ni mentalement, l’ensemble de ses éléments, de ses effets et de ses résonances; le jeu des vibrations entre les formes, les surfaces et les intensités colorées les plus simples y est infini[33].

Le cri de la femme sabrée est tout aussi bien une icône du pathétique révolutionnaire, qu’une façon de connecter cette image avec d’autres images et de provoquer le spectateur à un cheminement personnel vérifiable, car elle est pensée, analysable dans ses relations possibles aux autres, dans sa condition d’archive. Il y a une discrimination pertinente de ce qui est retenu pour être montré, qui autorise ou non telles ou telles connexions, qui peut anticiper même sur les liens avec l’inconscient[34]. Eisenstein fait la démonstration de la cohérence de sa démarche et donc de la valeur heuristique de sa méthode de montage par les résultats qu’elle apporte à une pensée (saisie) de l’image, d’une part, et par la pertinence de ses écrits portant sur la peinture et la littérature, d’autre part.

Nous pouvons dès lors retenir deux axes d’enchaînement :

_ dans le film, entre les « images » — prises de vues, plans, séquences ou fragments de montage, photogrammes.

_ entre le film projeté, commenté et critiqué (avec présentation de photogrammes, de dessins, de photographies de plateau, etc…) et le spectateur-artiste, selon Nietzsche[35]. Dans le cas du cri « Frères ! », il est évident que l’intertitre s’adresse tout autant aux spectateurs, interpellés comme appartenant, au moins potentiellement et sous certaines conditions que le film contribue à élaborer, à une communauté possible. Ce qui se rattache au montage des attractions et à son évolution vers le psychophysiologique, via la théorie du mouvement expressif.

Mais s’y ajoute, troisièmement :

_ des images « référentielles », qui renvoient à d’autres images, à des « reproductions » ou des « citations » d’autres modes de l’image (littéraire, plastique, scientifique, populaire, onirique…). Il y aurait donc un troisième axe, « vertical », celui de la relation de chaque plan avec des constellations d’images, dans et hors le film : l’ « inconscient collectif » et l’ « inconscient visuel ».

 

Le montage donne à penser que l’Histoire, avant d’être un récit, est un ensemble de faits discontinus, qui vont faire événement ensuite par l’opération d’une mise en série, ou de plusieurs mises en série assemblées « polyphoniquement » et que cela est la construction même du temps; un montage des temporalités multiples, dont l’explicitation va surtout être esquissée dans Que viva Mexico ! et dont le principe sera exploré ensuite, à travers des contextes différents, par Chris Marker et Artavazd Pelechian, par exemple[36]. Le travail du montage, à la fois hyper-conscient (rationnel) et inconscient (face à une passivité de la nature, notamment à travers les photogrammes étalés sur la pellicule), conduit nécessairement à une mise en doute de l’évidence du flux temporel, signalée par des inversions du mouvement, des répétitions, des arrêts sur image ou des plans quasiment immobiles insistant souvent sur des formes minérales. L’hyperconscient n’œuvre point à l’élimination de l’inconscient dans l’image et dans la praxis artistique, mais consent à l’inévitable conflit, condition de fécondité, comme une forme de l’amour. Dans Le Cuirassé Potemkine, avant le premier cri, le collectif des marins n’existe pas encore, ils sont divisés (les indécis, les militants, les fusiliers) et c’est la décision de Vakoulintchouk qui opère l’émancipation de leur aliénation mutuelle. Tous les processus historiques d’oppression sont ici condensés en une situation archétypale sur le pont d’un bateau de guerre. Celui-ci peut alors apparaître comme un objet-cadre, un parergon[37] réifié, dont les contraintes exacerbées déclenchent, dans leur violence, la mise à nu des rapports inter-humains. La division des frères est une situation type, à des degrés divers, des films d’Eisenstein. Le conflit est toujours le point de départ : phénomène originaire qui sous-tend la « lutte des classes » et les « rapports productifs ».

La mise en jeu des corps dans une situation-limite (faim/pourriture) conduit à l’alternative simple entre vie et mort et à l’irruption irrationnelle, invraisemblable, imprévisible d’une issue au-delà de l’impasse — soit le cri : « Frères ! ». Cette mise en jeu efficace des corps est inhérente au cinématographe et à la rencontre inédite entre art et science qu’il opère en tant qu’appareil; entre l’analyse du mouvement animal (Marrey, Muybridge, les zootrope, phénaskistiscope, praxinoscope, etc.), la mise en scène du mouvement décomposé-recomposé (Marrey, Edison, Lumière, Méliès) et l’émotion « primaire » qu’elle suscite. Au croisement de ces deux tendances, au sein du complexe d’époque contingent dont le cinéma a émergé, se situent Les démoniaques dans l’art et L’iconographie photographique de la Salpêtrière de Charcot, perfectionnée par Albert Londe, qu’Eisenstein connaissait très bien[38]. Le cri apparaît ainsi comme une mise en œuvre méthodique du « pont corporel » entre le spectacle et le spectateur, recherché tant par Eisenstein que par Antonin Artaud. A travers une « rhétorique » ce qui est recherché c’est une énergétique signifiante, permettant d’enchaîner sur les discontinuités de la re-présentation et surtout sur celle qui l’engendre, occultée dans le paradigme classique. La césure n’est pas seulement dans la découpe du cadre, mais aussi dans la coupe temporelle; le discontinu dans le continu et contre celui-ci, contre le flux. Comme l’a montré Eisenstein, l’écran re-matérialise la césure originaire et tout le travail de la « misencadre » et du montage, dans leur interaction, consiste à la faire travailler en elle-même —travail de la trace, de l’empreinte, qui fait de son mode de fonctionnement un puissant vecteur d’efficacité dramaturgique et d’exploration cognitive. Ses leçons de mise en scène montrent bien comment il procède : le cadre (Bildauschnitt) tranche aussi bien dans la largeur du champ visuel que dans la profondeur, dans l’arène d’une mise en scène conçue avec le quatrième mur de Diderot, où les positionnements successifs de la caméra en font resurgir la circularité sous-jacente et la réversibilité[39]. Cette circularité archaïque, originaire, de l’espace scénographique fut l’objet d’un article d’Eisenstein, intitulé « Le cinéma en relief », qui a pour sujet les différentes modalités de transgression de la séparation entre la scène et la salle; représentants, représentés et spectateurs[40]. Cela est virtuellement accompli par la caméra elle-même, comme instrument de subjectivation et de rencontre.

Le réalisme d’Eisenstein, comme celui de Munch, consiste en un basculement réciproque de l’espace et du temps, au point de la séparation et du désir, devant l’énigme d’un visage de femme, sourire et cri, là même où l’homme de La jetée fut pour nous témoin de sa propre mort.

 

[1] Eisenstein, Alexandre Nevski, 1937-38.

[2] Antonin Artaud, « A propos d’une pièce perdue », 1932-34, in Œuvres complètes, XIII, pp. 163-164.

[3] Voir Gérard Conio, « Eisenstein, le MLB et la crise de l’art, in L’art contre les masses, esthétiques et idéologies de la modernité, Lausanne, L’Age d’Homme, 2003.

[4] La Non-indifférente nature, I, (1936-) 1945-47, Paris, U.G.E., 10/18, 1975, p. 51 sq. et 71 sq.

[5] « Ermolova », in Cinématisme : peinture et cinéma, Bruxelles, Éditions Complexe, 1980.

[6] Voir, en particulier, Patrick Tort, « La double révolution darwinienne », entretien avec Laurent Mayet, in Sciences et avenir, n° 134, hors-série, « Le monde selon Darwin », avril-mai 2003.

[7] In L’obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Éditions du Seuil, 1982. Voir, dans le même recueil, les autres textes sur l’image; sur Eisenstein, en particulier : « Le troisième sens » et « Diderot, Brecht, Eisenstein ». Voir aussi, La chambre claire. Note sur la photographie, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Le Seuil, 1980.

[8] Voir, à ce sujet, l’étude très riche de Jean-Louis Leutrat sur Ivan le Terrible d’Eisentein, dont les conclusions valent pour l’ensemble de ses films : « En vêtement d’éclair. Échos de Ivan le Terrible », in Cahiers du Musée national d’Art moderne, n° 70, Hiver 1999-2000.

[9] Jean-François Lyotard, Le différend, Les Éditions de Minuit, 1983, pp. 41-42.

[10] La Non-indifférente nature, I, op. cit., pp. 73-74.

[11] Id., p. 74-76.

[12] Ibid., p. 77.

[13] Elle ne l’est pas dans son thème car Sourikov appartient au groupe des ambulants, en révolte contre les « sujets » imposés par l’Académie en Russie, qui désiraient se rapprocher du peuple, dans leurs thématiques et leur mode de vie.

[14] Pathétique : affect du pâtir, de la passivité du sujet sous la pression de forces supérieures à lui. Extase : saut irrationnel hors du pathétique, sursaut imprévisible et transformation discontinue d’un état dans un autre; concept proche de celui de sublimation, qu’Eisenstein emploie au sens physico-chimique et  freudien à la fois.

[15] Ibid., p. 55.

[16] Cette vision, non-conforme au « marxisme scientifique », de la révolution transparaît même dans Octobre, où l’on peut déceler une posture interrogative, une incertitude, que le montage permet de laisser passer, en dépit du discours imposé par la commande politique, voulant que cet événement soit celui de la première réussite d’une révolution préméditée, contrairement aux multiples tentatives avortées en France, de la Conjuration des Égaux (1795-96) avec « Gracchus » Babeuf, à la Commune, en passant par les aventures d’Auguste Blanqui.

[17] Voir l’impersonnalité radicale, sans visage, des soldats qui descendent l’escalier et leur intégration à celui-ci en une machinerie de mort monumentale, archaïque; où le monument apparaît soudain pour ce qu’il est en réalité —ou plutôt, c’est un des possibles du monument qui se réalise comme lieu de réactivation d’une loi dans un espace concret, en tant que scénographie de « l’état d’exception ».

[18] Comme processus de domination de la nature par l’homme, selon W. Benjamin : voir les arts hittite et mycénien. La deuxième technique est une nature seconde à laquelle l’homme est soumis. Cf infra, p. 2.

[19] Voir Munch et la France, Paris, musée d’Orsay, 24 sept. 1991-5 janv. 1992, Éditions de la Réunion des Musées nationaux, 1991, p. 134, 143, 224.

[20] En ce sens, Munch serait à réinterpréter — non pas simplement comme une transition entre le symbolisme et l’expressionnisme, par exemple, ou une pictorialité qui s’affirme, mais pas encore affranchie de l’histoire, selon un schéma assez téléologique proche du « formalisme » greenbergien — plutôt comme une exception indiquant les voies d’un réalisme spécifique, non-psychologique; celui-là même qu’Eisenstein sut singulièrement identifier à partir de la méthode cinématique. Notons que Munch pratiquait la photographie et en fit largement usage pour ses œuvres manuelles (Voir Munch and photography, Hatton Gallery, Newcastle University, 2 mai-10 juin 1989, Newcastle upon Tyne, The Polytechnic Gallery, 1989). Le cinématisme est une méthode faisant du montage cinématographique, élaboré par les cinéastes soviétiques avant-gardistes, un outil de recherche, pour sa valeur heuristique, en esthétique et en anthropologie.

[21] Voir Marc Ferro, « Légende et histoire : « Le cuirassé Potemkine » », in Cinéma et histoire, Paris, Gallimard, 1993.

[22] Mémoires, Paris, Julliard, coll. Papiers d’identité, 1989.

[23] Voir G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 154-172.

[24] Voir Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2003.

[25] Voir Jean-Louis Déotte, L’homme de verre : esthétiques benjaminiennes, Paris, L’Harmattan, 1998.

[26] Voir Jacques Rancière, Le destin des images, Paris, La Fabrique éditions, 2003.

[27] Joyce était pour Eisenstein la référence littéraire ultime; il le rencontra, presque aveugle, juste avant sa mort, à Paris.

[28] Voir Georges Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002.

[29] Dans Sans soleil, Chris Marker ne dit pas autre chose des sexes dans la société japonaise et il s’agit aussi de blessure, de séparation du corps.

[30] Ces enchaînements de figures en chiasmes sont une constante de la cinématographie d’Eisenstein. Voir J.-L. Leutrat, « En vêtement d’éclair », op. cit., p. 30, sq.

[31] Voir Mémoires, op. cit., pp. 53-54.

[32] « Ermolova », op. cit., p. 244.

[33] C’est le principe que Malévitch appelait économie, qu’il serait aisé de suivre dans la structure graphico-picturale des plans chez Eisenstein. De plus, le zéro est un centre abstrait non-localisable, origine de toute localisation géométrique et arithmétique; corollaire, en outre, du concept d’infini. C’est le point d’origine absolu. L’affect du cri chez Munch pourrait se situer dans la tension entre les deux pôles absolus du zéro et de l’infini; le jeu entre une perspective linéaire oblique et la profondeur est une indication dans ce sens.

[34] Que l’on pourrait comparer avec la démarche d’Alfred Jarry et Rémy de Gourmont pour L’Ymagier et le travail graphique de Jarry en général, notamment sur Ubu.

[35] Voir Philippe Sers, Totalitarisme et avant-gardes, falsification et vérité en art, Paris, Les Belles Lettres, 2003.

[36] Voir « Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance », in Trafic, n° 2, printemps 1992, Paris, P.O.L. éditeur.

[37] Voir Jacques Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978.

[38] Mention avec schémas dans « El Gréco y el ciné », in Cinématisme, op. cit. Cf Arrêt sur image, fragmentation du temps. Aux sources de la culture visuelle moderne, publié sous la direction de F. Albéra, M. Braun, A. Gaudreault, Lausanne, Éditions Payot, 2002.

[39] Voir, Mettre en scène, Paris, U.G.E., 10/18, 1973.

[40] « Le cinéma en relief », in Le mouvement de l’art, Paris, Cerf, 1986.