Allan Kaprow

Allan Kaprow et l’invention du happening :

Allan Kaprow a une double formation de peintre, élève de Hans Hofmann, et de philosophe, élève de John Dewey (mais aussi de John Cage à la New School for Social Research, New York), dont la philosophie pragmatique accordait une grande importance aux supports artistiques dans la construction d’un espace social radicalement démocratique, philosophie que l’artiste entend mettre en pratique et à l’épreuve dans sa démarche. « L’héritage de Jackson Pollock », 1958, est un texte fondateur capital pour penser le passage, fait de continuité et de rupture, entre avant-gardes radicales et « art contemporain ». La part de rupture, aggravée par le développement des moyens de communication collective, est liée en profondeur à l’expérience existentielle traumatique de la deuxième guerre mondiale, des totalitarismes et de la division du monde en deux blocs idéologiques sur des bases purement séculières. La nouvelle génération d’artistes est confrontée à l’hégémonie émergente, significative dans ce contexte, d’institutions culturelles administrées et d’un marché de l’art voué à la mondialisation. Ce « monde de l’art » est constitué aux fins d’une véritable « guerre culturelle » (cf. Serge Guilbaut). Les questions sociales, la relation entre individu et collectivité, s’imposent et la valeur des idées est mise en doute. Derrière les notions esthétiques de forme et de matériaux, c’est la question de l’expérience qui est posée selon des angles multiples.

Ce texte est intimement lié à l’enregistrement photographique et cinématographique des gestes de Pollock au travail par Hans Namuth (que Kaprow ne cite pas) ; il est la matrice de ses autres textes, notamment sur le happening et la « performance ». Celle-ci est une forme de spectacle programmé et accompli par l’artiste. Le happening, en revanche, implique la participation des spectateurs dans la possibilité d’une communauté par la forme paradoxale d’un rituel chaque fois différent dans sa forme, mais identique dans ses principes ouverts à l’intervention du hasard. Il s’agit pour se faire de porter l’attention sur les vertus inhérentes à la vie quotidienne, mais en y valorisant la gratuité contre l’intérêt, c’est-à-dire le désintéressement comme lien social. C’est ainsi qu’un happening tel que Fluid, 1967, par exemple, consiste à bâtir un enclos de maçonnerie, en mobilisant le savoir-faire des participants et le désir élémentaire de construire. Mais au lieu du matériau attendu, brique ou pierre, on utilise des pains de glace qui fondent au soleil.

Pour Allan Kaprow, les images de Namuth dévoilent l’évidence de la véritable révolution opérée par Jackson Pollock : la peinture n’est plus que trace d’une expérience vitale impliquant l’être entier de l’artiste, comme dans un rituel. Le caractère artistique de l’œuvre est lié à cette expérience, à cet acte et non plus à l’objet fini. Dès lors, la présence corporelle de l’artiste est requise, ainsi que la participation directe du spectateur. Les conséquences que Kaprow en tire reviennent à reposer l’enjeu des rapports entre l’art et la vie dans une critique des « médiations » : musées et marché. Ce faisant, Allan Kaprow ouvre la voie à ce qui, dans l’art contemporain, réactive l’impulsion donnée à l’« anti-Art » par Dada et l’avant-garde russo-soviétique, des futuristes aux constructivistes. La déconstruction du système académique des beaux-arts (hiérarchie prédéfinie des moyens et des sujets, séparation de l’art et de la vie) est accomplie. Le happening propose un ensemble de gestes simples à accomplir dans un environnement. Celui-ci, plus qu’un programme à accomplir, incite chaque participant à agir en assumant sa part d’inspiration personnelle au milieu des autres. Ainsi, l’espace et le temps ne sont plus des formes a priori, mais à chaque fois des enjeux fondamentaux de l’expérience. Dès lors, l’intervention du hasard n’a plus lieu seulement entre l’artiste et l’œuvre, mais dans un processus d’interaction collective imprévisible et unique, non reproductible, dont l’expérience est le principe. Nous ne sommes alors pas très éloignés de la quête d’« instants privilégiés de vie » selon Antonin Artaud.

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