Tarkovski, Le Miroir

Errance à travers Le Miroir d’Andréi Tarkovski

Plutôt qu’une analyse de film, voici des notes sur un parcours filmique partiel, lacunaire et personnel, où l’on s’arrêtera sur certaines choses — d’autres seront oubliées.

 

Le Miroir (1975) peut être considéré comme un autoportrait paradoxal, en creux, du cinéaste. À ce titre, il forme comme un diptyque avec Andréi Roublev (1966), voire un triptyque avec Nostalghia (1983). En effet, le « héros » du film, Aliocha, est le fils d’un grand poète, exactement comme Andréi Tarkovski, dont le père était Arseni Tarkovski (1907-1989). Celui-ci lit personnellement, en voix off, plusieurs de ses poèmes, dont nous citons des fragments.

Or, à aucun moment, Aliocha n’apparaît au présent (on entend seulement sa voix), mais toujours au passé, notamment sous les traits de son fils, Ighnate. Les parallélismes entre sa situation conjugale et celle de sa mère, le sentiment d’une existence inaccomplie minée par les malentendus et la séparation, le passé qui se reflète dans le présent, libèrent les images mouvantes et rémanentes de la réminiscence. Aliocha se souvient de sa mère à travers les traits de sa femme. Le film est tout entier une sorte de « monologue intérieur », cheminement discontinu de l’âme, entre le présent de la maladie dont il va mourir, qui l’assigne à son appartement de Moscou où il reçoit la visite de son ancienne épouse et de leur fils Ighnate, la mémoire qui retourne sans cesse à la datcha de l’enfance avec sa mère et sa sœur, depuis le départ du père en 1935 jusqu’à la fin de la guerre, et la mémoire collective faite d’images documentaires en noir et blanc.

L’âme cependant s’efforce sans cesse de revenir à l’enfance, là où tout est encore possible. La mémoire lutte contre l’écoulement — l’écroulement — du temps, cherche des voies de passage en revenant hanter les lieux du commencement, les moments bénis où l’indéterminé affleure à l’existence. La maison, la datcha en pleine nature, apparaît comme un monde, un espace-temps matriciel et maternel, où le temps est suspendu.

Le vent, qui apparaît à plusieurs reprises dans le film comme un souffle spirituel, révélant le passage d’un ange, rappelle l’Ecclésiaste, mais aussi L’Évangile selon saint Jean (3, 8) : « Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit. »

L’un des premiers souvenirs, alors que le père est déjà parti, c’est la grange du voisin qui brûle à côté de la datcha : image fascinante de l’impermanence des choses et des forces mystérieuses de transformation du monde. Les quatre éléments des anciens sont omniprésents dans le film : le feu, l’eau, l’air et la terre. Mais il y a aussi les choses simples, souvent cadrées comme des « natures mortes », parfois au-delà d’une porte ou sur le rebord  d’une fenêtre : les fruits, les récipients, une table, un banc de bois, du sel, du lait, du sucre, un livre, du pain.

Un rêve : mère et père dans la pénombre. Il lui mouille les cheveux au-dessus d’un baquet de bois, elle se balance un moment la tête penchée, au ralenti, les bras ouverts comme des ailes, les mains pendantes, les cheveux dégoulinant devant le visage. La maison s’effondre tranquillement à l’intérieur, de l’eau ruisselle sur les murs à demi calcinés, qui se desquament par grandes plaques indistinctes. Il y a des feux çà et là sur des commodes, des consoles. Climat apocalyptique, mais à l’échelle intime.

Puis, la mère âgée se tient devant un miroir (on voit son reflet de face) en même temps qu’une peinture de paysage décorative (verticale, le haut en arc plein-cintre) qui se superpose aux murs reflétés de l’appartement. Elle passe sa main, qui apparaît soudain très nette, sur la surface du miroir, comme pour effacer son image (floue). Puis, une main de jeune fille devant un tison enflammé (comme dans un tableau de Georges de la Tour).

« Les mots sont incapables de dire tout ce que l’homme ressent, ils sont amorphes. », dit Aliocha à sa mère au téléphone, en écho à un poème d’Arseni Tarkovski :

« Les mots sont impuissants,

le mouchoir ne sert à rien ».

La guerre d’Espagne et la mort. Images documentaires de la débâcle de la République, de la fuite des réfugiés devant les fascistes. Regards d’enfants et de femmes qui se tournent soudain vers nous, sur une sirène de bateau (hors champ). Cut : des ballons aérostatiques entourent une capsule spatiale échouée : on voit un soldat soviétique assis dans une nacelle portée par un ballon (on se rappelle l’ouverture d’Andréi Roublev) sur une musique d’orgue religieuse (Pergolèse ?). Des images métaphysiques qui évoquent des bulles de savon, thème fréquent des vanités. Puis, en gros plan, un livre sur Léonard de Vinci, feuilleté par Ighnate chez son père Aliocha.

Images documentaires des mouvements de l’armée russe, pendant l’offensive allemande : des soldats, parfois nus, tirent et transportent à pieds des pièces et des munitions d’artillerie au milieu des marais. Des billets de banque flottent, emportés par le courant sans que personne ne s’en soucie. On entend la voix pleine de souffle d’Arseni Tarkovski :

« La mort n’existe pas

tout et tous sont immortels.

Tu ne dois craindre la mort

Ni à dix sept

Ni à soixante dix ans

N’existent que présence et clarté.

Il n’y a ni ténèbres ni mort ici-bas. »

Prise de Berlin. Hitler, cadavre filmé par un soldat. La bombe atomique.

Retour du père, la guerre est finie. Aliocha enfant, comme Ighnate son fils précédemment, feuillette dans le bois le même livre sur Léonard de Vinci, se dispute avec sa sœur qui veut le dénoncer d’avoir pris le livre sans permission, quand on entend la voix du père qui les appelle par leurs noms. Ils se précipitent vers lui pour se jeter dans ses bras : il les serre fort contre lui en se retenant de pleurer, sur une musique baroque (Purcell ?) chantée par un haut de contre. Fondu sur un visage lunaire de femme peint par Léonard.

Aliocha, laissé seul dans une pièce chez la femme du médecin consultée par sa mère, se regarde dans le miroir ovale horizontal accroché au mur. Il se tourne d’abord d’un mouvement furtif vers le miroir, puis se tourne à nouveau vers son reflet et le fixe longuement, intensément, en se regardant dans les yeux. Enchaînement sur des braises incandescentes. Puis on voit une jeune fille rousse tournée vers nous, devant le poêle, en chemise, sa main devant le tison enflammé ; la même que nous avions vue en gros plan, après la main ridée de la mère sur le miroir.

Le film se termine sur une intersection temporelle, le passé et le présent ouvrant sur l’avenir, puisqu’on voit ensemble, unis dans un même espace filmique, la mère et le père jeunes, couchés dans l’herbe devant la datcha, avant qu’ils aient conçus leurs enfants et la mère âgée avec les enfants tels qu’ils étaient en 1935, quand le père est parti. Celle-ci est avec eux à côté des ruines d’une maison de bois envahies par la végétation, quelques débris flottant dans des trous d’eau, le tout se présentant à la fois comme le « terreau » de la mémoire et comme l’image de son effondrement. Mais la mère âgée les prend par la main et les emporte sous le regard de la mère jeune au loin. Le garçon crie vers le lointain et repart : tout peut recommencer, dans la lumière du présent éternel — auquel le présent du cinématographe peut nous introduire.

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