Eisenstein, Barthes et le « troisième sens »

Ce texte avait paru en mars 2011 dans la revue en ligne universitaire de cinéma Cadrage.net, qui a été retirée de la toile sans avertissement, ni explications, ni excuses. Je le publie donc ici à nouveau en pdf, accompagné d’une iconographie en powerpoint.

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Eisenstein:Barthes

Voici le texte in extenso :

Pascal Rousse

S. M. Eisenstein et la spatialisation de la pensée d’après « Le troisième sens » de Roland Barthes

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Le parcours que nous avons suivi dans notre précédent article visait à poser et conceptualiser le rôle de pivot de la construction du film, que Eisenstein a conféré à la mise en scène, et la fonction d’index de la figure architecturale transformée par l’écriture de la composition cinématique. Tels sont les pôles artistiques de notre problématique. Ainsi, nous sommes amenés à affirmer que la pensée du montage chez Eisenstein constitue une expérimentation du champ psychologique et phénoménologique de l’expérience émotionnelle de l’espace, exploré par Pierre Kaufmann[1] et dont Kurt Lewin jette les bases à la même période que le cinéaste, entre psychanalyse et Gestaltpsycholie [2]. Maintenant, il s’agit de voir comment la problématique de l’architectonique et de l’affect, dans la pensée du montage chez Eisenstein, pourra nous conduire à la question de la spatialisation des arts, en tant que procédures de structuration du concept et de formes conceptuelles dans l’art moderne et contemporain.

Il nous paraît alors indispensable, en guise de propédeutique, de revenir sur les deux textes que Roland Barthes a consacrés au cinéaste[3]. En effet, en dépit des réserves que nous serons amenés à formuler, il apparaît que ces textes sont les premières tentatives fondatrices d’aborder la pensée artistique d’Eisenstein. Ces textes de Barthes s’inscrivent en effet, d’une part, dans le tournant de sa pensée, d’un certain structuralisme à une approche plus esthétique centrée sur l’affect, et, d’autre part, dans l’utilisation idéologique du cinéaste, à laquelle nous devons de bonnes traductions en français de textes clé, mais aussi la méconnaissance dont il fut l’objet par la suite en France. Raymonde Carasco a bien mis en évidence le contexte biaisé dans lequel une vaste entreprise de traductions et d’études de grande qualité avait été engagée pour être brusquement abandonnée au milieu des années 70[4]. Mais « Le troisième sens » demeure, nous semble-t-il, malgré ses limites, le point de départ indispensable pour une lecture d’Eisenstein en philosophie de l’art contemporaine[5].

L’arrêt sur image donne l’occasion de s’attarder sur le détail, de scruter la surface, de l’interroger sur l’énigme de ce qui nous retient en elle devant l’écran qui scintille, selon Raymond Bellour[6]. Plus encore, le photogramme permet vraiment de voir le cinéma autrement et peut ouvrir à une autre scène du film, comme ce fut le cas avec Eisenstein lui-même dans ses post-analyses. Chez Barthes, ce qui deviendra l’opposition punctum/studium dans La Chambre claire [7] a pour point de départ la distinction entre sens obvie et sens obtus dans ces textes écrits sur des photogrammes. Tout le jeu du punctum/studium se joue dans la récurrence et la communication des affects, entre l’archive filmique et/ou photographique et la singularité des regardeurs.

Dans un beau texte sur Barthes, Derrida explique que le punctum est « hors-champ », hors code, comme le supplément et comme l’affect[8]. Dans le lexique d’Eisenstein, nous dirons plutôt hors cadre que hors-champ, à ce propos. Le punctum porte une puissance métonymique, qui fait sa force, il renvoie au référentiel absent/mort et le démultiplie, il est une façon d’ouvrir l’écriture à l’espace figural qui la hante. Métonymique, mais en ce qu’il ne se laisse pas ramener à la totalité close de l’œuvre, au syntagmatique, mais creuse en elle des passages vers les dimensions d’une autre scène, qui est aussi pour Barthes celle du Texte, de la dimension paradigmatique de l’imaginaire. Il s’agit d’une extension de la méthode psychanalytique à la surface des formes signifiantes en général. Freud lui-même en indique la voie, notamment dans l’analyse de Gradiva de Jensen où le psychanalyste aborde une fiction comme le récit d’un cas. Sur un des rêves de Hanold dans la nouvelle, il écrit : « Nous pouvons appliquer à ce rêve la technique qui peut être désignée comme la méthode régulière de l’interprétation des rêves. Elle consiste à ne pas se soucier de l’ensemble apparent qui se présente dans le rêve manifeste mais à considérer séparément chaque partie du contenu et à rechercher comment elle dérive des impressions, des souvenirs, et des associations libres du rêveur. »[9] Freud détache des fragments de la succession dans laquelle se présente le récit du rêve pour les rattacher à un ensemble thématique et paradigmatique plus large, celui de l’inconscient.

Ces textes de Barthes, ainsi que le commentaire posthume de Derrida, doivent être cependant restitués au contexte des débats des années 60-70 du XXe siècle en France, de l’invention de la sémiotique et de la sémiologie, notamment autour du groupe de la revue Tel Quel [10] : Philippe Sollers, Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Derrida, et l’apport décisif de Julia Kristeva dès la fin des années soixante, lors d’un séminaire avec Roland Barthes. Brossons un rapide tableau de ce contexte. Le texte sur Eisenstein, en 1971, « Le troisième sens », intervient après le tournant post-structuraliste de Barthes, à la fin des années 60 (Sade, Fourier, Loyola ; S/Z ; Le Plaisir du texte). Le Texte est une catégorie critique par-delà le signe et la sémiologie, également répudiés au tournant des années 60-70. En 1963, a lieu la rencontre entre Sollers et Derrida, autour de la publication de L’Origine de la géométrie de Husserl et de l’analyse de Derrida qui confronte Husserl et Joyce[11]. Il s’ensuivra la collaboration de Derrida à Tel Quel. L’étude inachevée de Saussure sur les anagrammes, avec laquelle Barthes élabore la notion de troisième sens à l’occasion de cette analyse de photogrammes d’Eisenstein, est publiée par Jean Starobinsky, d’abord dans Le Mercure de France en 1964, puis dans Tel Quel, n° 37 ; comportant une contribution de celui-ci, « Le texte dans le texte » et, de Ferdinand de Saussure : « Extraits inédits des cahiers d’anagrammes »[12]. Pour soutenir l’idée de polyphonie, d’après Bakhtine, Julia Kristeva s’appuiera sur les « Anagrammes » de Saussure, contre l’interprétation structuraliste qui est faite des Cours de linguistique générale. Dans Séméiotikè, à partir de la « dialogique » de Bakhtine, elle réintroduit l’histoire et le sujet, mais en tant que textes, tels que l’œuvre poétique les soumet à un espace de transformation (déplacements et condensation en particulier). Le sujet est, bien entendu, un sujet problématique, celui de l’écriture elle-même. Le « roman » de Sollers, Nombres, publié en 1968, joue un rôle crucial de révélateur et de mise à l’épreuve littéraire, tant pour Julia Kristeva que pour Derrida, qui répondra par La Dissémination.

En fait, le tournant de Barthes à partir de la seconde moitié des années 60 est en résonance avec la rencontre de Kristeva : de là, la notion de Texte et S/Z. En automne 1968, paraît le recueil collectif intitulé Théorie d’ensemble dont la dominante est une tentative de croiser La Grammatologie de Derrida et le matérialisme « marxiste-léniniste ». En 1968, en particulier, à la parution du n° 34 de la revue, Barthes apporte son soutient à l’orientation politique de l’équipe. Automne 1971 : en pleine radicalisation maoïste, le n° 47 est entièrement consacré à Barthes. Le seul cinéaste lié à Tel Quel est Jean-Daniel Pollet, qui réalise Méditerranée, sur un scénario de Sollers, en 1963. Pendant ce temps, les Cahiers du Cinéma connaissent une évolution, entre 1964 et 1968, renonçant progressivement à leur rejet initial de l’art moderne et des avant-gardes, à la faveur du rapprochement entre Godard et Sollers, qui était proche par ailleurs du groupe artistique Support/surfaces (il en sortira la revue Art-press). Le tournant est pris vers 1966-67, marqué par les travaux de Claude Ollier, Christian Metz et Jean-Louis Comolli. La Chinoise sort en octobre 1967, après Méditerranée de Pollet, soutenu par les Cahiers du Cinéma.

De ces alliances, y compris celle des Cahiers du Cinéma avec le PCF, sortira notamment le fameux n° spécial 226-227 entièrement consacré à Eisenstein en janvier-février 1971, mais aussi le n° spécial 220-221, Russie années vingt en mai-juin 1970. Godard, cependant, s’est éloigné des Cahiers du Cinéma et se lie alors avec le militant communiste Jean-Pierre Gorin. Ils fondent le groupe Dziga Vertov et publient dans Cinéthique, revue fondée par le cinéaste Marcel Hanoun (janvier 1969, dirigée ensuite par Jean-Paul Fargier). Le tournant de la radicalisation idéologique des Cahiers du Cinéma, aiguillonnée par les attaques de Leblanc et Fargier dans Cinéthique, est amorcé en octobre 1969 par un texte de Jean Narboni et Jean-Louis Comolli, « Cinéma/Idéologie/Critique ». « Le troisième sens » paraît, entre la traduction du « Programme d’enseignement » d’Eisenstein[13] et les « Souvenirs de 1920 » de Koulechov, dans les Cahiers du Cinéma, n° 222 en juillet 1970 et s’inscrit alors dans le ton d’une convergence esthétique et politique entre Tel Quel et les Cahiers du Cinéma. En revanche, « Diderot, Brecht, Eisenstein » est publié en 1973 dans le numéro spécial intitulé Cinéma. Théorie/lectures, de la Revue d’esthétique [14] : il n’y est plus question de photogrammes, mais de théâtre, et l’accent se déplace sur la représentation. Dans cette anthologie réunie par Dominique Noguez, ce texte de Barthes est rangé dans la rubrique intitulée : « Le cinéma représentatif-narratif : déconstruction, lectures ». Or, nous entendons montrer, à partir des textes et des films d’Eisenstein considérés ensemble comme écriture, que le montage est une déconstruction de la représentation reprenant à cette fin la pensée byzantine de l’écriture de l’image [15].

Derrida, dans son texte sur Barthes remarque que le studium se situe plutôt du côté de l’espace, tandis que le punctum relève du temps. Or, Barthes relie l’unité du punctum à l’idée d’ensemble du Texte dans la notion d’acoustique, qui revient dans les deux textes sur Eisenstein. Le texte, chez Barthes, procède de la parole, non de l’écriture et affleure comme chez Rousseau le désir d’une présence à soi :

    La signifiance, qui est le texte au travail, ne reconnaît pas les domaines imposés par les sciences du langage (ces domaines peuvent être reconnus au niveau du phéno-texte, mais non à celui du géno-texte) ; la signifiance — lueur, fulguration imprévisible des infinis de langage — est indistinctement à tous les niveaux de l’œuvre : dans les sons, qui ne sont plus alors considérés comme des unités propres à déterminer le sens (phonèmes) mais comme des mouvements pulsionnels ; dans les monèmes, qui sont moins des unités sémantiques que des arbres d’associations et sont entraînés par la connotation, la polysémie latente, dans une métonymie généralisée ; dans les syntagmes, dont importe, plus que le sens légal, la frappe, la résonance intertextuelle ; dans le discours enfin, dont la « lisibilité » est ou débordée ou doublée par une pluralité de logiques autres que la simple logique prédicative. Ce bouleversement des « lieux » scientifiques du langage apparente beaucoup la signifiance (le texte dans sa spécificité textuelle) au travail du rêve, tel que Freud en a amorcé la description ; il faut cependant ici préciser que ce n’est pas a priori l’« étrangeté » d’une œuvre qui la rapproche forcément du rêve, mais plutôt le travail signifiant, qu’il soit « étrange » ou non : ce que le « travail du rêve » et le « travail du texte » ont en commun (outre plusieurs opérations, certaines figures, relevées par Benveniste), c’est d’être un travail hors échange, soustrait au « calcul ».[16]

La limite de cette théorie du texte est donc de considérer la langue (corps/énonciation) comme le lieu originaire et ultime du symbolique : « la langue est le seul système sémiotique qui ait le pouvoir d’interpréter les autres systèmes signifiants et de s’interpréter lui-même. »[17] Or, on peut en dire tout autant du cinéma, sur le plan de l’écriture du montage, avec Eisenstein. Dans « Le troisième sens », en revanche, Barthes indique un mode d’approche analytique, par le moyen du photogramme, des rapports entre écriture cinématique et psychanalyse qui ne soit ni une analyse biographique ni l’approche strictement visuelle d’une mimesis de phénomènes psychiques puisés dans les résultats de la psychanalyse, contre laquelle s’élevait déjà Antonin Artaud.

La déconstruction du logocentrisme, selon Derrida, implique en effet que la signifiance puisse avoir lieu justement parce qu’il y a d’autres modes d’articulation du sens et du non-sens que la langue et le discours, donc d’autres modes d’être du langage stratifiés et interconnectés dans le champ de l’écriture, de même que la déconstruction n’est possible qu’à partir de la reconnaissance de l’autonomie de l’écriture par rapport à l’énonciation et donc de l’existence autonome de modes d’écriture non linéaires[18]. La langue se greffe sur de l’écriture et non l’inverse : ce qui rend possible que le logos s’interroge soi-même en faisant l’économie d’un métalangage. Le principe général de l’écriture, en effet, est le rapport trace-affect-répétition/imagination-anamnèse : la blessure ou la marque est une trace qui se charge d’affect, sur le sans fond de l’archi-trace, c’est-à-dire de l’indétermination originaire qui rend toute présence à soi impossible, et se déplace donc sur d’autres traces, entraînant la répétition. L’affect persiste en se répétant et rend la répétition possible : il détermine les processus de remémoration et de reconstitution de la scène du souvenir. L’affect, ainsi, également confronté au refoulement, active et constitue par détours le système psychique comme stratification de traces de traces mnésiques, dont il provoque de nouvelles connexions, de nouveaux arrangements par déplacements, condensations et déformations des figures. De même qu’originairement, c’est l’affect qui qualifie, qui colore les choses et donc les différencie, les isole et souffle le nom. C’est le supplément énergétique, qui investit ce qui est en trop, en excès de signifiance du manque à être de la chose : le performatif originaire et refoulé constitutif du symbolique. Ainsi, l’acoustique chez Eisenstein, à travers la figure architecturale de la voûte, liée par lui à l’écriture dans son analyse du Convivio de Dante, indique-t-elle l’espace du sublime, où l’écriture architectonique et l’affect interagissent et se lient par une résonance[19]. Quand Barthes a recours à « l’espace stéréophonique » du Texte, on peut dire que, même dans la métaphore, il est au-delà de son propre projet. D’où cette rencontre étonnante avec Eisenstein, nous semble-t-il.

Or, pour entendre la voix (phonè) de l’analysant, le psychanalyste doit laisser flotter son attention. La pratique psychanalytique suppose ainsi un dispositif spatial précis, instituant un rapport de positions : dans une pièce d’une certaine intimité, le cabinet de l’analyste, l’analysant est allongé sur un divan et l’analyste se trouve assis derrière lui dans un fauteuil, de telle façon que l’inhérence kinesthésique au monde soit suspendue, ainsi que la sociabilité conventionnelle de la parole impliquée dans le face à face. La suspension des modes ordinaires de l’énonciation disjoint dans son fonctionnement la théâtralité implicite de la parole et institue les conditions de l’association libre et de l’écoute de la voix. Barthes, dans « Le troisième sens », transpose les mêmes principes au cinéma d’Eisenstein : isoler des photogrammes tirés sur papier instaure les conditions d’un écart et fournit le support méthodique d’une certaine remémoration intime du film détachée de son déroulement à l’écran. Or, nous savons que Eisenstein, dans des post-analyses célèbres, a lui-même utilisé cette méthode, laquelle, comme nous allons le voir avec la planche publiée dans Documents, procédait d’une poïétique. Réciproquement, nous savons que le principe de pars pro toto et de distinction entre sujet/fable et thème/montage ménage expressément cette possibilité.

Ce qui fait sens, c’est donc le rapport différentiel polyfocal[20] entre les images, à savoir l’image eidétique (obraz) qui en résulte dans l’expérience du spectateur. Déjà, dans Le Cuirassé Potemkine, la dimension narrative est frappée d’ironie, puisqu’elle recouvre une parodie du triangle amoureux à l’échelle du collectif, entre Odessa, le cuirassé et le pouvoir ; or, inévitablement, cette ironie emporte avec elle la dénotation : si la fable est mise en question, le discours qu’elle sert l’est aussi. Par certains détails et agencements, Eisenstein organise un certain dérèglement de la fable qui doit pouvoir advenir alors même que le spectateur aura en quelque sorte été pris au piège de son propre désir de divertissement et de consolation (pathétique). Le cinéaste s’appuie alors sur les ressources de la distraction, du rapport familier à l’espace et de l’inconscient visuel[21] pour faire vaciller la conscience du spectateur au lieu même de sa mobilisation et la conduire, s’il y consent (faute de quoi il s’en tiendra au sens obvie) à sortir hors de soi (extase) et donc à littéralement se déposséder de son point de vue. Chaque angle de vue est celui de la caméra, qui donne à voir : le cinéaste règle les rapports entre visible, invisible et dicible pour chaque scène sur le dispositif caméra/écran. L’écriture, c’est la relation que la caméra, c’est-à-dire le cadrage, rend possible entre la mise en scène et le montage lequel, en quelque sorte, doit la ruiner pour y inscrire les voies de l’expérience de l’autre : le spectateur. Les photogrammes sont d’autres ruines, celles du film : traces de traces encore. Barthes n’aurait pu aller si loin et même proposer à leur sujet l’idée du troisième sens, si les films d’Eisenstein non seulement ne s’y étaient prêtés, mais plus encore ne l’y avaient incité et montré la voie. Barthes se fait donc à son insu le regardeur que le cinéaste attend, auquel celui-ci s’adresse par-delà une « reconstitution » historique dont le caractère délibérément fictionnel est également significatif et auquel s’applique ainsi la distinction freudienne entre vérité historique et vérité de fait.

La vérité est celle du transfert, de la répétition de l’affect et de la reconnaissance de l’inconnu, non seulement de la preuve matérielle. Le sens obtus vérifie que le principe de pars pro toto, tel que le cinéaste le laisse travailler, relève de la loi du symbolique, non polysémique, du Linteau de Jarry : le rapport de l’unité de montage à tout sens qu’on y puisse trouver est constant[22]. La forme signifiante, en effet, est le support du réglage entre répétition et différence, en tant que marque de la présence impossible de l’Un pour le désir ; elle signifie qu’elle tient lieu d’une rature, de l’absentement à jamais de la présence, toujours-déjà accompli — témoignant ainsi de l’archi-trace et de la différance qui en procède : ce qui rend possible que l’abstraction de la forme picturale, aux yeux de Lyotard[23], mais déjà de la forme architecturale, de la musique et de la poésie, pour Burke, puisse témoigner du sublime. Or, cela peut être perçu, mais pas nécessairement : ce qui implique que Eisenstein s’adresse bien à un spectateur libre. De plus, comme le montre Yuri Tsivian au sujet d’Ivan le Terrible [24], on ne saurait négliger les rapports d’écriture complexes que le cinéaste instaure ouvertement entre ses publications et ses films et nous nous approchons là de ce qu’il nous laisse à penser des procédures de « l’art contemporain ».

Pour autant, Eisenstein n’est pas un contre-révolutionnaire, bien au contraire : il s’agit bien pour lui, sur le plan de l’idéologie, de faire passer en le sauvant, en l’archivant et en le chiffrant tout à la fois, le principe même de la révolution des soviets et non le discours du parti unique. Il faut se souvenir ici que, comme le rappelle Marc Ferro, la révolution russe n’est pas la pure et simple réalisation du programme du Manifeste du parti communiste : toutes les tendances révolutionnaires non marxistes y ont contribué et dominaient même l’espace politique non gouvernemental avant la prise de pouvoir de Lénine[25]. Rappelons aussi que le reproche le plus constant fait à Eisenstein est de ne pas montrer dans ses films l’action dirigeante du parti bolchevik et de ses chefs. Dans Le Cuirassé Potemkine, le seul meneur, Vakoulintchouk, meurt dès le début de l’insurrection : c’est donc la masse qui s’auto-organise, ce qui implique une capacité d’action simultanée et coordonnée, dûment préparée et assumée collectivement dans ses conditions de possibilités, espace du collectif à venir, anticipé : utopie. La vérité historique des films d’Eisenstein tient à une véritable acuité d’observation aiguisée par l’idée révolutionnaire. Dans La Grève, note Marc Ferro, Eisenstein a très finement exposé le processus caractéristique : c’est le suicide d’un ouvrier injustement accusé, un événement, imprévisible, irrationnel, mais qui entre émotionnellement en résonance avec une latence et une attente, qui déclenche le mouvement collectif[26]. La mort de Vakoulintchouk amplifie pathétiquement le même trait : la meilleure organisation révolutionnaire qui soit est tributaire du kaïros émotionnel pour qu’il y ait événement. En pleine résurgence sociale-démocrate de la NEP, La Grève rappelle aux ouvriers qu’il convient de s’organiser politiquement et, surtout, Le Cuirassé Potemkine met en scène l’idée révolutionnaire sur deux plans qui ne se recouvrent pas : d’une part, la commémoration des luttes passées (sujet) et, d’autre part, l’utopie d’une vie politique autonome, qui ne s’est pas encore réalisée, celle d’un groupe social capable d’auto-organisation par le support d’un objet et d’une culture techniques (thème).

Chez Barthes, nous observons une difficulté à définir le troisième sens et le punctum, entre l’arbitraire du signe, d’un côté, et le référent, de l’autre. Il s’agit chez lui d’une sémiotique, plus que d’une sémiologie. C’est pourquoi il s’appuie sur des photogrammes et leur applique, nous l’avons vu, une sorte d’attention flottante, comme Freud extrait certains détails du récit du rêve et reconstruit des liens inconscients. Mais le problème est de savoir si cette sémiotique peut être considérée comme une interprétation de symptômes : si les anomalies, les irrégularités ou les singularités qui lui donnent occasion dans l’image ouvrent la voie à un véritable inconscient visuel. Il est possible que la question doive rester ouverte et que cette indétermination soit justement la condition d’une tension qui sera celle du désir et de l’affect, c’est-à-dire, chez Eisenstein du pathétique et de l’extase. Comme le dit Freud, c’est l’affect qui est le guide sûr, le fil d’Ariane dans le labyrinthe des représentations de l’inconscient. L’affect est la constante, les représentations, de choses ou de mots, les variables et certaines figures peuvent constituer des invariants, par survivance.

Barthes dégage ainsi trois niveaux de sens :

_information : niveau du message, de la dénotation, qui est laissé de côté

_signification, organisé en strates symboliques : référentiel, diégétique, « eisensteinien » (« si par aventure, écrit Barthes, un critique s’avisait de déceler que l’or, ou la pluie, ou le rideau, ou la défiguration, peuvent être pris dans un réseau de déplacements et de substitutions, propre à Eisenstein. »), historique (« si, d’une façon encore plus étendue que les précédentes, on peut montrer que l’or introduit à un jeu (théâtral), à une scénographie qui serait celle de l’échange, repérable à la fois psychanalytiquement et économiquement, c’est-à-dire sémiologiquement. »). C’est le sens obvie, intentionnel, celui qui vient, selon l’étymologie, au-devant (obvius) et donc devant lequel on se tient dans la clarté et la distinction

_signifiance du supplément : une résistance du signifiant dans le signe à toute réduction au signifié, informatif ou symbolique, résistance qui se manifeste dans le détail qui retient l’attention flottante ou distraite et la fait glisser en quelque sorte vers d’autres régions, vers l’espace du Texte. Barthes compare ce troisième sens à l’ouïe et indique, en note, que les remarques d’Eisenstein lui-même, sur lesquelles il s’appuie, appartiennent à la réflexion du cinéaste sur l’auditif et l’écoute ; et il ajoute que « l’écoute (sans référence à la phoné unique) détient en puissance la métaphore qui convient le mieux au “textuel” : l’orchestration (mot de S.M.E.[27]), le contrepoint, la stéréophonie. » C’est, en effet, le contingent qui fait événement contre la logique du développement, contre la fable. « Je lis, je reçois (probablement même, en premier), évident, erratique et têtu, un troisième sens. Je ne sais quel est son signifié, du moins je n’arrive pas à le nommer, mais je vois bien les traits, les accidents signifiants dont ce signe, dès lors incomplet, est composé (…). » Tous ces traits procèdent du maquillage et même du déguisement, c’est-à-dire du masque et du subterfuge manifeste, qui invite au déplacement vers un signifiant autre, en dehors de l’ordre syntagmatique : « il excède la copie du motif référentiel, il contraint à une lecture interrogative (l’interrogation porte précisément sur le signifiant, non sur le signifié, sur la lecture, non sur l’intellection : c’est une saisie “poétique”) ; et d’autre part, il ne se confond pas avec le sens dramatique de l’épisode ».[28]

Ce troisième sens est donc le sens obtus, du latin obtusus, qui veut dire émoussé, de forme arrondie, mais aussi la voix assourdie (comme cette voix dont on ne sait d’où elle parle au moment de l’agonie feinte d’Ivan juste après la victoire sur Kazan) ou l’être stupide ; sens qui vient contrarier, enrayer la violence rectiligne, perpendiculaire, légale/logique du récit et de la signification et Barthes ajoute : « analytiquement, il a quelque chose de dérisoire ; parce qu’il ouvre à l’infini du langage, il peut paraître borné au regard de la raison analytique ; il est de la race des jeux de mots, des bouffonneries, des dépenses inutiles ; indifférent aux catégories morales ou esthétiques (le trivial, le futile, le postiche et le pastiche), il est du côté du carnaval. »[29] On peut dire que Barthes, justement, « fait l’idiot » devant le cinéma, il ne joue pas le jeu, mais s’en joue. Il a ses raisons, mais ce qui nous importe c’est la fécondité de sa démarche pour le cinéma et les autres arts. À travers cette analyse du sens obtus, nous voyons resurgir une constellation qui est celle du « surréalisme dissident » et en particulier de la revue Documents, dirigée par Georges Bataille, fondatrice d’une anthropologie des images et du « bas matérialisme », que Jean Rouch, dans une certaine mesure, élargira au cinéma, notamment avec Les Maîtres fous. Or, Eisenstein rencontrera aussi cette constellation lors de son séjour à Paris en 1930 et s’y rattachera volontiers par une collaboration à la même revue Documents.

Mais le sens obvie, c’est aussi pour Eisenstein une certaine puissance métonymique du rapport entre le tout et les parties, puissance du montage : « le sens eisensteinien foudroie l’ambiguïté »[30], dit Barthes, ce qui n’a pas que des désavantages quand il rend par exemple impossible de confondre, dans Le Cuirassé Potemkine le poing serré et retenu du prolétaire avec le poing d’un fasciste ; telle est la force de ce que Benjamin appelait, à propos du même film, l’exactitude du calcul idéologique, tendu comme l’arche d’un pont, son mode de vérité révolutionnaire et artistique — architectonique [31]. Cela met également un terme au jeu facile de la polysémie et de « l’herméneutique infinie ». Mais le montage requiert pour autant un regardeur autonome, la discontinuité du montage comme le système du film demandent une ouverture de la sensibilité et un effort de pensée. Le sens n’est ni imposé, ni donné. La question se pose alors de la capacité du montage à faire coexister le sens obvie et le sens obtus, et pourquoi, pour qui ? Selon Barthes, en l’occurrence, l’esthétique d’Eisenstein est hétéronome et le sens obvie auquel elle appartient est la révolution communiste du point de vue bolchevik. Barthes entérine ainsi l’équation proposée par la gauche artistique russe entre la forme de la révolution, sa légalité, et la révolution des formes qui fonderait sa légitimité dans un changement manifeste du cadre de vie, c’est-à-dire du mode d’habiter le monde. Or, ce que Barthes ne dit pas explicitement ici, c’est qu’un écart va bel et bien se creuser entre la méthode d’Eisenstein, par sa capacité à jouer du sens obvie du thème sur un registre bien plus large et multiple que le programme du LEF, et le sens dénotatif de la fable du Parti. C’est pourquoi on ne peut le suivre jusqu’au bout, surtout lorsqu’il écrit, dans « Diderot, Brecht, Eisenstein » que c’est le parti qui commande au cadre de la découpe chez Eisenstein. C’est plutôt l’inverse en réalité : le parti est censé représenter le prolétariat, il se veut l’instituteur du sujet de l’histoire, il reste donc pris dans les cadres du régime de la représentation, dont la révolution soviétique devait faire sortir le politique. De là le réel différend entre l’art de gauche et le réalisme socialiste[32].

Dans « Diderot a parlé de cinéma »[33], Eisenstein s’intéresse au dossier du philosophe sur « Le fils naturel »[34], hypothèse d’un théâtre naturaliste si radical qu’il impliquait la disparition du dispositif théâtral et une co-présence des spectateurs et des acteurs de plain pied dans un même espace habité, comme une maison, par exemple. Projet impossible précisément dans l’espace concret, où le dispositif spectatoriel ne peut qu’accuser l’absurdité d’une représentation « transparente ». Eisenstein en fit l’expérience, rappelons-le, quand il tenta de mettre en scène Masques à gaz dans une usine. Nous pensons que Barthes passe à côté du paradoxe ironique, révélé par la lecture cinématique d’Eisenstein, d’une impossibilité théâtrale visant à la fois à accomplir et abolir le théâtre, c’est-à-dire la représentation, en réalisant littéralement l’immanence du spectacle à l’espace domestique de la bourgeoisie. L’unique spectateur possible du « Fils naturel », le philosophe des Lumières, en l’occurrence, le spinozien Diderot voit la présence du sujet au bord du drame bourgeois de l’existence et au bord de son expulsion de ce drame en tant que sujet du tableau. Eisenstein nous place ainsi, anachroniquement, aux bords de l’esthétique impossible du réalisme socialiste[35]. Par conséquent, la mort du sujet pour une représentation sans loi, dont parle Barthes, est annoncée là sous le couvert d’une rêverie théâtrale et littéraire.

Mais Eisenstein fait nettement la différence dans la conception du plan (kadr) entre « découpe » et « remplissage » du cadre, que Barthes confond dans « Diderot, Brecht, Eisenstein ». Le remplissage, c’est le régime scénographique de la représentation. La découpe chez Eisenstein se rapporte au principe de composition par cadrage en Extrême-Orient, dans les arts graphiques et picturaux : il ne s’agit donc pas de perspective ou de subjectivité militante comme le pense Barthes. De plus, toute la pratique théâtrale d’Eisenstein dès 1920 avec Le Mexicain, où un ring de boxe occupe le centre de la salle, vise à abolir le cadre de scène, en suivant notamment le modèle du cirque, conception qu’il récapitule dans un article capital : « Du cinéma en relief »[36]. Dans la mise en scène du Sage, en 1923, le paradigme du cirque devient explicite et croise le hanamichi du théâtre kabuki, qui est un réseau de passerelles traversant la salle au niveau des épaules du public attablé. Comme il apparaît dès Le Journal de Gloumov (1923), réalisé pour Le Sage, Eisenstein se réfère également, comme Koulechov, au cinéma burlesque. Or, un sujet de la représentation ne peut pas occuper toutes les positions dans l’espace qui s’y succèdent ; il n’y a plus d’unité de lieu :

Soit la « découpe » par le rectangle du cadre d’un fragment de l’événement vivant.

    Soit le « remplissage » du rectangle du cadre par les éléments du milieu, d’actions et d’objets.

    La théâtralisation du jeu, l’abandon toujours croissant du principe du « salon » pour celui des « tréteaux » s’est involontairement soldée par un goût du cadre — du cadre de scène.

    Le principe du remplissage de l’encadrement du cadre triomphe presque partout aujourd’hui, dans la pratique comme dans l’enseignement.

    (…)

    Et combien riche est, à l’inverse, l’influence de l’événement en cours sur l’œil fécond, inquisiteur, justicier, de la caméra ! L’itinéraire superstructurel des points de prise de vue imposant alors ses arabesques au développement d’une action (entre quatre murs !) dont les voltes-face, les péripéties, les positions et déplacements se définissent et s’engendrent de l’intérieur de ce qui se passe et procèdent des déterminants internes de l’action ; la voie qui est aussi celle d’un nouvel enrichissement et de la fécondation de la vision de la caméra.

    Et les possibilités s’accroissent comme la conséquence logique d’une juste compréhension de la composition du jeu se développant à partir de la croissance d’un point intérieur et non de ce point d’avance cloué à la surface préétablie de l’écran.

    (…)

    Il se confirme ainsi une fois de plus que cette construction du cadre — la mise en cadre — est un stade postérieur à la mise en scène, elle-même constituant un pas postérieur au geste déployé dans l’espace. »[37]

Nous reconnaissons l’idée de la caméra opérant au milieu du monde, à la place du regard devant le monde, développée dès la fin des années 20, notamment dans ses leçons de mise en scène[38]. Le travail du cadre au cinéma, selon Eisenstein est une déconstruction du cadre de scène analogue au tableau, rendue possible par le montage. Hitchcock, disciple déclaré de Poudovkine, fera de même, notamment dans ses films en huis clos. Comme le montre Eisenstein dans son texte, Diderot avait rêvé, dans un passage à la limite du naturalisme au théâtre, ce que seul le processus d’imagicité du cinéma pouvait réaliser par le cadrage. Mais le cadrage, dont Eisenstein trouve le modèle en Extrême-Orient, n’a rien à voir avec la représentation : il procède d’un mode d’écriture archi-tectonique.

Barthes instaure cependant dans « Le troisième sens » une certaine « complicité » avec Eisenstein. Celle-ci peut se lire entre les lignes : Barthes semble dire qu’il aura trouvé, en effet, dans Le Cuirassé Potemkine, la conviction du sens obtus devant l’image d’une vieille femme certes assez dérisoire. N’importe quel spectateur un tant soit peu attentif ne peut qu’être gêné par ce personnage incongru, qui jure avec les autres types parfaitement rendus d’agitateurs révolutionnaires et de prolétaires dans le style de 1905. Il aurait tout aussi bien pu le retirer ou lui substituer d’autres plans plus photogéniques. Or ce film, aux yeux de Benjamin, est l’exemple même de l’œuvre concertée, où rien n’est laissé au hasard. Pourquoi donc Eisenstein a-t-il gardé ce visage en gros plan ? Barthes écrit :

Le propre de ce troisième sens est en effet — du moins chez S.M.E. — de brouiller la limite qui sépare l’expression du déguisement, mais aussi de donner cette oscillation d’une façon succincte : une emphase elliptique, si l’on peut dire : disposition complexe, très retorse (car elle implique une temporalité de la signification), qui est parfaitement décrite par Eisenstein lui-même lorsqu’il cite avec jubilation la règle d’or du vieux K.S. Gillette : un léger demi-tour en arrière du point-limite (…).

Le sens obtus a donc quelque chose à faire avec le déguisement.[39]

Et Barthes passe à la « barbiche » dressée d’Ivan sur un photogramme de la séquence du deuil d’Anastasia : l’ambiguïté et l’ambivalence éclatent au moment le plus pathétique du film. Il est vrai, que dans Ivan le Terrible le problème du déguisement et du masque a pris un autre tour, semble-t-il que dans les années 20, mais nous y retrouvons un sens de l’artifice qui relève du cirque, de l’excentrisme du Journal de Gloumov, mais aussi de la combinaison du kabuki, de Byzance et du baroque, autant d’esthétiques sensibles à l’assemblage de matériaux hétérogènes et spécialement de l’organique sur l’inorganique, que l’on trouve également dans les fétiches païens. Un tel anachronisme agressif du principe de collage est tout à fait dans le goût de la revue Documents. L’excès de sens donné par le baroque de la mise en scène et du costume, permet d’intriquer les contraires dans un jeu de l’hétérogène et de produire cette sorte de « sublime dialectique », selon Deleuze[40], dont le schème est un pli en torsion, un mouvement de vrille. C’est une façon de passer du pathétique à l’extatique, à la sortie hors de soi, par le bas. Ainsi, dit Barthes, il y a :

un feuilleté de sens qui laisse toujours subsister le sens précédent, comme dans une construction géologique ; dire le contraire sans renoncer à la chose contredite : Brecht aurait aimé cette dialectique dramatique (à deux termes). Le postiche eisensteinien est à la fois postiche de lui-même, c’est-à-dire pastiche, et fétiche dérisoire, puisqu’il laisse voir sa coupure et sa suture : ce qu’on voit, (…) c’est le rattachement donc le détachement préalable, de la barbiche perpendiculaire au menton.[41]

Il a donc bien senti et rendu justice à la méthode et à l’ironie souveraine du cinéaste qui est parvenu à loger la pensée du montage jusque dans le costume, via sa maîtrise des moyens du théâtre et notamment du kabuki ; ce que Eisenstein lui-même explicitera dans son éloge des costumiers du film[42]. Façon également de montrer que le montage est bien un paradigme artistique capable de déborder la seule contiguïté entre deux images cinématiques.

Mais, plus généralement, c’est-à-dire par-delà la lutte pour l’autonomie artistique à l’intérieur du stalinisme, il s’agit à la fois d’affirmer une véritable conviction révolutionnaire et d’ouvrir au substrat pulsionnel, métapsychologique, du politique c’est-à-dire à la question des rapports entre pulsions de vie et de mort dans leur universalité possible. Barthes indique chez Eisenstein ce qu’il appelle « une dérision non-négatrice de l’expression » ; c’est l’index de l’affect, de l’angoisse qu’il décrit comme une inquiétude dans l’amour : « je crois que le sens obtus porte une certaine émotion ; prise dans le déguisement, cette émotion n’est jamais poisseuse ; c’est une émotion qui désigne simplement ce qu’on aime, ce qu’on veut défendre ; c’est une émotion-valeur, une évaluation. »[43] Ensuite, Barthes, en particulier autour de la figure du jeune Basmanov montre l’érotisme inhérent au sens obtus, un érotisme « anesthétique » en ce qu’il nie le beau, qu’il irrite et va jusqu’au sadisme : là encore, il laisse bien entendre que ce sadisme est assumé par Eisenstein dans la niaiserie de certaines figures, tels les enfants jouant les jeunes gens dans la fournaise, dans Ivan le terrible, trop appuyée pour n’avoir pas été du moins laissée là dans le travail du montage, en tant que mimesis du travail de l’inconscient, et non de ses représentations, ainsi que l’entendait Artaud lui-même. Pour lui, le cinéma devait devenir une forme expérimentale de la folie, seule façon de conjurer et surmonter les puissances régressives, barbares et violentes, que ce média, plus encore que les autres arts a le pouvoir de faire lever, raison pour laquelle cela a pu devenir l’obsession et le tourment d’autres cinéastes, tels que Stanley Kubrick[44].

Bien que l’occurrence ne soit pas intentionnelle, ne puisse pas l’être, les conditions du sens obtus peuvent pourtant être construites parce qu’il se situe dans les régions esthétiques de « l’automatisme psychique », du « hasard objectif », selon Breton dans L’Amour fou, et de l’Informe chez Georges Bataille. Ainsi, conséquemment, Barthes en vient à citer « Le gros orteil » de Bataille, texte publié dans la revue Documents [45] et dont on peut dire que, à la fois comme théorie générale du gros plan et comme poïétique du montage, il est indissociable des photographies de Boiffard qui l’accompagnent dans la mise en page. Ces photographies sont marquées indéniablement par le cinéma, elles se présentent comme des cadrages, des photogrammes de gros plans[46]. Barthes termine son texte par une réflexion sur le photogramme dont on peut penser qu’elle s’enracine précisément dans la pratique de Documents, l’ensemble de la revue étant conçue sur le principe du montage, comme l’a montré Georges Didi-Huberman[47].

Ainsi, pour Barthes, le sens obtus semble bien avoir commerce privilégié avec les images et avec l’espace de déformation qu’elles infligent à la métaphysique idéaliste, conçue comme domination de l’esprit et de la forme intelligible sur la matière. En effet, le troisième sens, le tiers-sens pourrait-on dire alors, en tant que trace de jeux de langages, ne se trouve pas dans la parole, mais dans l’écriture. Barthes en vient alors à ce qui constitue la pièce la plus étonnante au dossier des rencontres entre linguistique et psychanalyse : la recherche de Ferdinand de Saussure sur les anagrammes. L’anagramme conduit, en effet, le linguiste à plonger dans l’écheveau paradigmatique de la langue où ne se risquent guère d’habitude que la poésie et la folie, véritable enchevêtrement des connexions possibles entre signifiants, éléments phoniques et graphiques, espace de transformation impersonnelle du langage relevant des lois de l’association, des contiguïtés et des déformations. L’humus paradigmatique, tel qu’il apparaît alors au linguiste trop troublé pour systématiser, achever et publier cette recherche, affleure dans le jeu poétique des espacements de la syntaxe rendant possible la combinatoire anagrammatique[48]. On voit par là, sans entrer dans le détail, le rapport étroit et cohérent entre le troisième sens et le Texte chez Barthes, mais à condition de penser la langue dans le champ plastique de l’écriture. Le rapport du cinéma au Texte témoignerait donc d’un retournement de la sémiologie, qui s’opère autour de ces années, dans laquelle la langue ne serait plus qu’un cas dans une économie plus générale des signifiants, dont elle serait même tributaire, conformément à l’intuition dont Saussure se défend.

Le sens obtus se trouve donc en un lieu indéterminé, d’où surgit pourtant « une voix énigmatique, inoriginée et obsédante, celle de l’anagramme, dans le vers archaïque. »[49]. Barthes en vient alors à donner à l’image un statut capital, car il y a dans le sens obtus une interlocution sans parole, dit-il, qui n’entre pas dans l’économie du signe linguistique, un don mutuel qui se dépense dans le champ de l’image, laquelle suspend la transaction du sens. Et cela produit en effet un mouvement psychique contradictoire et suspendu, régrédient (vers la sensation, la passivité) en même temps que progrédient (vers la conscience, l’activité) et nous avons vu que l’obtus, c’est aussi le carnavalesque, le régressif, l’archaïque intervallaire de l’idiotie qui résiste et survit à la procession logique de la signification. Le langage est donc ici conduit vers ce qui constitue la condition même de possibilité de la signifiance : le métaphorique, non le référent, mais l’espace en tant que production sociale et association de représentations de choses, texture inchoative de la temporalité, jusqu’aux confins de l’inconscient impersonnel, du ça. L’image, surtout si elle s’intègre à un ensemble articulé, est une intermédiation entre les signes (communication langagière/mort) et l’espace (milieu de vie, habitation) : déplacement et transfert.

Le photogramme et l’image arrêtée hantent donc le cinéma, comme l’a montré aussi Raymond Bellour. En quelque sorte, le photogramme laisse apparaître métonymiquement le squelette, la construction, et en cela il peut constituer un mode d’accès à l’inconscient du film, comme le montrent notamment des études sur Ivan le Terrible, telles que celles de Jean-Louis Leutrat et Yuri Tsivian, puisqu’il est radicalement refoulé par tout le dispositif et le réglage du déroulement sur la Gestalt cinématique (l’effet phi). Ainsi, la planche de photogrammes, composée par Eisenstein pour Documents met en lumière le caractère allégorique du montage, c’est-à-dire son rapport à la mort et au ça-a-été, en tant que l’allégorie fait originairement de la mort un personnage, comme dans Que viva Mexico ! ou Le 7e sceau de Bergman. Dès lors, la mort est soumise aux vicissitudes de l’existence : on se moque d’elle et l’on parvient, en jouant avec elle à déjouer une partie de ses machinations. Là est le sens révolutionnaire et carnavalesque de l’allégorie, contre le fatalisme, son caractère d’arme populaire de déconstruction des représentations dominantes, analysé par Benjamin et Bakhtine[50], lesquelles ont pour ressort « une peur abjecte », comme le dit Godard, dans Sauve qui peut la vie. Si l’usage représentatif de l’allégorie conduit à réifier le sens ou le symbolique, c’est-à-dire en réduisant tous les signifiants à un seul signifié, en bloquant les processus impersonnels de déplacement et de condensation inhérents aux langages, ce n’est que soumission à la mort, mais si la mort est enrôlée à titre de protagoniste du drame, alors le jeu des signifiants peut se délier dans l’espace « dialogique » du transfert et saper toute hiérarchie des signes comme des conditions. Enfin, dans un second temps, qui est celui du montage comme écriture, la mort est donnée à penser dans les discontinuités et les articulations elles-mêmes.

La planche de 30 photogrammes pour Documents [51], où le gros plan domine et exhibe son autonomie, est un semblable espace de transfert allégorique, remarquable en ce qu’elle ne montre pas la scène centrale et surtout l’objet central du film : l’écrémeuse, ni aucun autre objet industriel. En revanche, Eisenstein insiste sur le chiasme qui s’articule autour des visages et des regards entre la procession religieuse et l’attente du « miracle » technique. Elle insiste également sur les aspects carnavalesques du film et sur les atteintes à la figure humaine proches de la sensibilité de la revue. Là encore, le réalisme socialiste est remis en cause, y compris la notion de héros positif. Chose tout à fait remarquable en effet : le visage de Marfa est absent de cette planche, alors que s’y trouvent celui du tractoriste et du komsomol. Mettre encore cela sur le compte de la prétendue misogynie du cinéaste, largement démentie par Que viva Mexico !, serait trop facile et de peu d’intérêt. Le tractoriste rappelle l’élément excentrique et satirique omniprésent chez le cinéaste malgré tout, même dans les derniers films, tandis que le komsomol figure le singulier quelconque complètement dépourvu de psychologie : un type.

De plus, ces planches, qui se réfèrent ironiquement au modèle des icônes hagiographiques (le komsomol est « nimbé ») sont à la fois centrées et décentrées. En effet, si l’on regarde les figures centrales de chaque volet de ce diptyque, qui semblent condenser le sens de chacun, et si l’on cherche à identifier leurs rapports signifiants éventuels dans l’organisation de la grille, il devient impossible de s’arrêter à une organisation de lecture dominante. Du côté de la procession, une certaine unité se dégage dans une sorte de « all-over » avant la lettre ; tous les photogrammes se rapportent à la même scène, mais l’on peut déceler une stratification d’au moins trois grilles de lecture possibles :

_une croix dont la figure du prêtre flanquée des moutons bêlant formerait la barre horizontale

_une stratification horizontale suggérée assez nettement par l’écho entre cette barre et la position de prosternation des trois hommes du bas

_une stratification verticale suggérée par la barre centrale de la croix et par des jeux de renvois d’orientation des regards et des corps dans le même sens (vers le haut) ou en contraste (horizontal) et des mimiques similaires des chanteurs faisant écho aux moutons

De l’autre côté, on peut déceler aussi ces trois grilles possibles. Mais les photogrammes se rapportent à presque tous les autres moments du film, à l’exception de toute figuration de la technique, si ce n’est la figure centrale et manifestement burlesque du tractoriste. Qui n’aura pas vu le film et ouvrira cette revue cherchera à deviner ce que représente la tenue de cet homme : aviateur, chauffeur d’automobile ou de tout autre véhicule, de science-fiction peut-être ? C’est ce que seule la cagoule de cuir faisant masque laisse à se demander. Quant au reste de la tenue, il appartient à l’univers bien connu de Charlot, tandis que le garçon ressemble à Douglas Fairbanks[52]. Le diptyque formé par la double page est donc un véritable travail de déplacement et de condensation opéré sur La Ligne générale.

Comme il ressort déjà du texte du cinéaste, « Le montage des attractions au cinéma »[53], la fragmentation et le montage visent à construire les conditions d’une autre scène imaginaire et d’un monde transformé, par-delà la représentation, dans l’expérience du spectateur. Nous sommes au-delà de la constitution de la scène visible du film, du plan comme un équivalent de la scène primitive offerte au voyeurisme supposé du spectateur[54]. Un film d’Eisenstein est un support d’anamnèse par-delà la séance de cinéma, qui provoque la pensée et dont l’expérience peut être prolongée de façons diverses, par exemple en lisant les écrits publiés du cinéaste ou simplement en laissant l’interrogation émerger de certaines lacunes, certaines incohérences diégétiques que l’on n’aura pas remarquées devant le film, mais qui ressurgissent quand on tente d’en reconstituer le fil après-coup. C’est une expérience[55] qui nous a guidé dans nos analyses de films. Il ne s’agit donc pas d’une « présentation indirecte du temps », comme le pense Deleuze, mais bien de se soustraire à l’illusion de continuité de l’existant pour atteindre un certain espace de vérité uchronique, comme l’inconscient. La démarche de Barthes procède à une réutilisation méthodique des procédés de l’inconscient : déplacement et condensation, qui rencontrent alors l’écriture métapsychologique d’Eisenstein. Comme le jeu entre figurabilité et récit du rêve, elle montre comment on peut analyser les « pensées du film » à la manière dont Freud analyse les pensées du rêve.

La réduction par Barthes d’un film d’Eisenstein au photogramme peut être apparentée, mais techniquement (grâce, comme le rappelle Raymond Bellour[56], au dispositif même qui permet le montage, la visionneuse, en particulier), à une epokhè. Une suspension, une interruption à la manière de Brecht, peut-être, où l’on recherchera la « distanciation » dont on postule que le film ne la permet pas dans le flux de la projection. Or, dans la phénoménologie de Husserl, on isole d’un flux des moments remarquables que l’on suppose déjà doués en eux-mêmes d’une certaine consistance : des choses en soi. Barthes, en revanche, admet la contingence du signifiant : par des photogrammes il ramène le cinéma d’un système de rapprochements et d’associations (de liens : le métonymique et le métaphorique) au lieu, afin d’y trouver d’autres liens. Il extrait à l’intérieur de cet isolat que constitue le photogramme des points d’affect, qu’il nommera plus tard punctum lorsqu’il écrira sur la photographie. Ce qui est donc en jeu c’est de dégager par cette méthode une couche de sens non intentionnelle mais pour autant signifiante, c’est-à-dire imaginaire. Il s’agit d’atteindre l’en-deçà des découpages imposés par les niveaux fonctionnels du langage à la signifiance et ce, par un autre découpage, en imposant un autre tamis, autrement maillé, pour susciter un écart et ouvrir des brèches dans le système du sens en mettant la khôra à découvert, comme lieu de passage et de transformation[57]. C’est ainsi que Barthes dégage trois couches de sens et met en évidence une stratification : le troisième sens c’est le jeu du détail, une sorte de gros plan qui fomente la déshisence, la désintrication de ces strates à la surface même du plan. Le découpage graphique de la surface du plan masque les strates qui constituent pourtant sa richesse, son pouvoir de fascination, de mystère. Mais l’affect re-marque une autre scène en laquelle réapparaissent « en relief » les sédimentations du sens, les stades de la psychogenèse, le cheminement du mythe endo-psychique.

Le signifiant, par le sens obtus, est en état permanent de « déplétion » et d’« éréthisme » (joli mot, qui associe phonétiquement et graphiquement hérétisme et érotisme), à la fois, c’est-à-dire qu’il ne cesse de se vider de tout signifié mais qu’il se maintient pourtant dans une tension, une irritation excessive mais incessante, ce qui est la formule même de ce que Eisenstein nomme ex-stasis, laquelle dans la forme même du plan et du montage transcende le pathétique qui en est à chaque fois un moment, une manifestation[58]. L’Ex-stasis est, sur le plan dynamique du système cinématique, la condition de la métaphore et l’équivalent du métonymique sur le plan architectonique de la forme (pars pro toto), comme conditions du montage et de l’occurrence de l’affect. Une telle tension implique cependant la concision du trait, le laconisme dit Eisenstein, et Barthes en arrive au modèle du haïku, également cher au cinéaste, que l’on retrouvera dans L’Empire des signes [59] et dans La Chambre claire. Dans L’Empire des signes, se retrouvent également le déguisement et le travestissement du théâtre kabuki. Pour Barthes, le haïku est à l’état pur un espace d’appel pour l’affect, qui forme un retrait en tant qu’il renonce à sa fonction de refoulement. Pure condensation. Or, pour Eisenstein, l’idéogramme est déjà un haïku et celui-ci le déploiement d’un idéogramme. L’idéogramme est pour Eisenstein le prototype de la cellule de montage produisant déjà une image-concept par conflit et juxtaposition de deux images. « Le concept naît de l’identification du non-identique, c’est-à-dire d’une métonymie. » rappelle Henri Lefebvre[60], à propos de Nietzsche, le premier à dégager radicalement le rôle et la fonction de la métaphore et de la métonymie dans le rapport entre les mots et les choses. Ainsi, le montage est bien dialectiquement « régressif » aussi en cela qu’il rapporte concrètement le langage aux opérations originaires du signe, selon Jakobson : métaphore et métonymie. Le haïku, comme le travestissement relève d’un art nécessaire, qui se présente comme dérisoire, voire anodin, destiné à tromper le refoulement instauré par l’ordre de la correspondance entre signifiant et signifié, afin de laisser l’affect se produire dans le jeu des formes symboliques. Il s’agit également, par une retenue tendue, une condensation, de suspendre le pathos, lequel est une autre façon d’arrêter le sens par identification dans « le spasme du signifié »[61].

Le maquillage, le masque, le déguisement sont dès Le journal de Gloumov et La Grève, des motifs essentiels dans les films d’Eisenstein, aucun n’y faisant exception, et cela culmine, malgré tout, dans Ivan le Terrible où Eisenstein va réunir tous les fils de son expérience en construisant en particulier une scénographie qui convoque tout autant le drame baroque et liturgique que le théâtre d’Extrême-Orient et le carnaval. Or, le maquillage et le travestissement sont des dimensions essentielles de ces formes théâtrales. Eisenstein doit dissimuler la forme du montage (et la bio-mécanique) à laquelle il n’a jamais renoncé dans une trame audiovisuelle et spatiotemporelle dense et extrêmement subtile et jusque dans le travail de l’acteur, concentré sur le « geste arrêté » et la posture en torsion ou en ligne brisée, décomposés et recomposés membre par membre, articulation par articulation. Là aussi, il combine le kabuki, la liturgie orthodoxe et le mouvement expressif. Mais il s’agit également de poser la question du pouvoir absolu et de tous les dédoublements à laquelle donne lieu la pulsion de l’unité.

Par-delà cette pulsion qui, au cinéma, comme dans la psychologie collective de Freud, se projette dans les mécanismes d’identification, la cohérence diégétique et la continuité spatiotemporelle, le troisième sens forme un accent qui « subvertit non le contenu mais la pratique tout entière du sens. Nouvelle pratique rare, affirmée contre une pratique majoritaire (celle de la signification), le sens obtus apparaît fatalement comme un luxe, une dépense sans échange ; ce luxe n’appartient pas encore à la politique d’aujourd’hui, mais cependant déjà à la politique de demain. »[62] On retrouve ici la notion de dépense de Georges Bataille, elle même une relecture de l’anthropologie du don chez Mauss, laquelle était sous-tendue par un projet politique : la recherche des principes archaïques d’une société par-delà l’anti-société du capitalisme. De plus, la critique par Barthes du système logique et temporel de la fable aristotélicienne (muthos) entre en résonance avec la critique par Benjamin du concept d’histoire en général, dans la recherche d’une temporalité disjonctive qui est celle, en particulier, de l’image dialectique. Ainsi : « Il est évident que le sens obtus est le contre-récit même ; disséminé, réversible, accroché à sa propre durée, il ne peut fonder (si on le suit) qu’un tout autre découpage que celui des plans, séquences et syntagmes (techniques ou narratifs) : un découpage inouï contre-logique et cependant “vrai”. »[63] Barthes donne l’exemple du voile noir où disparaît le visage d’Euphrosinia dont il dit que « le sens obtus ne peut se mouvoir qu’en apparaissant et disparaissant »[64] en s’échappant de la trame qui lui donne lieu pour faire événement dans l’expérience du spectateur. Après La Ligne générale, Eisenstein répond au réalisme socialiste en persistant à accentuer, chaque fois qu’il est possible, y compris par des moyens détournés, les phénomènes de masse. Par exemple, dans Alexandre Nevski, c’est le caractère central de la bataille sur le lac, dans Ivan le Terrible, c’est la relation fusionnelle entre le tsar et le peuple et le rôle des opritchniki en lesquels on voit à plusieurs reprises Ivan se fondre, disparaître et réapparaître : le plus frappant étant sa « résurrection » après que Vladimir eut été tué à sa place, lorsqu’il sort de leur masse qui s’écarte comme la mer devant Moïse, non cependant pour un devenir inconnu mais pour le retour du même, devant Euphrosinia qui le prend pour un fantôme.

Barthes attribue donc à Eisenstein l’accomplissement de la tâche historique, politique et théorique, rien de moins, d’avoir dégagé ce signifiant supplémentaire qu’est le sens obtus, tout en assumant l’exigence de communicabilité du récit pour se faire entendre. Il faut donc transgresser la narration, sans la supprimer, par l’introduction de ce supplément, lequel en transforme la structure et l’économie dans l’expérience du spectateur. Pour Barthes, il y a là une « signature impérissable, comme un sceau qui avalise toute l’œuvre ». Et il ajoute :

l’histoire (la diégèse) n’est plus seulement un système fort (système narratif millénaire), mais aussi et contradictoirement un simple espace, un champ de permanences et de permutations ; elle est cette configuration, cette scène dont les fausses limites multiplient le jeu permutatif du signifiant ; elle est ce vaste tracé qui, par différence, oblige à une lecture verticale (le mot est de S.M.E.) ; elle est cet ordre faux qui permet de tourner la pure série, la combinaison aléatoire (le hasard n’est qu’un vil signifiant, un signifiant à bon marché[65]) et d’atteindre une structuration qui fuit de l’intérieur. (…)

En somme, le troisième sens structure autrement le film, sans subvertir l’histoire (du moins chez S.M.E.) ; et par là même, peut-être, c’est à son niveau et à son niveau seul qu’apparaît enfin le filmique. Le filmique, c’est, dans le film, ce qui ne peut être décrit, c’est la représentation qui ne peut être représentée. Le filmique commence seulement là où cesse le langage et le métalangage articulé. (…) Le troisième sens, que l’on peut situer théoriquement mais non décrire, apparaît alors comme le passage du langage à la signifiance, et l’acte fondateur du filmique même.[66]

Il convient ici de rappeler que Eisenstein ne procédait pas autrement d’un film à l’autre, ses post-analyses écrites visant à dégager des éléments destinés à constituer des noyaux d’élaboration pour les films suivants. En somme, le sens obtus n’est pas réductible au fétichisme esthète du petit détail devenant prétexte à l’esquive du sens et à la polysémie du n’importe quoi, auquel une lecture elle-même par trop fétichiste et épigonale tendrait à le réduire. Isoler des photogrammes et, en eux, procéder au travail d’une attention flottante au détail, c’est vérifier la possibilité du montage et de l’image eidétique (obraz) à même le plan : la métaphore acoustique devant nous avertir que le troisième sens fonctionne en tant que supplément en ce qu’il résonne dans l’espace disposé par les deux autres.

Barthes soumet ainsi les films d’Eisenstein, par son emploi intentionnellement arbitraire de la méthode du photogramme, au principe de la ruine, mais nous savons que Eisenstein lui-même trouve chez Piranèse un des meilleurs témoins d’une fragmentation infinie d’où toute totalité s’évanouit et apparaît négativement comme l’Impossible[67]. Rappelons le peu de goût de Barthes pour le cinéma, affirmé sans fard dans La Chambre claire ; cette rencontre avec Eisenstein fut au fond occasionnelle, dans le contexte de l’histoire de la revue Tel Quel que nous avons rappelé, au moment d’un rapprochement « tactique » avec Les Cahiers du cinéma qui opéraient un virage marxiste-léniniste à la faveur duquel nombre de textes de Vertov et d’Eisenstein, ainsi que d’autres documents significatifs du cinéma soviétique, furent heureusement traduits en français. Ce caractère occasionnel n’en donne que plus de valeur aux fruits que l’on peut en tirer, notamment à cette vérification opérée par Barthes, avec des outils inventés complètement en dehors de l’analyse de film, de la validité de la méthode d’Eisenstein.

Chez celui-ci, l’auteur s’efface dans la pensée de la forme en tant que processus, et laisse advenir les pensées de masse, l’imaginaire refoulé par le logos. Le fantasme du MLB (MutterLeiBversenkung), du retour vers le sein maternel, est une méthode régressive qui consiste à retrouver le substrat possible d’une sensibilité anthropologique universelle. L’efficience de la fonction signifiante se situe à ce niveau, celui que Georges Bataille appelle communication : la forme est le texte. Chez Eisenstein, la sphère est ainsi la figure du rêve de vol plané, l’abolition de toute tension, expression du MLB dans les arts :

La sphère qui roule dans l’espace et la construction en forme de cercle contiennent ainsi l’une et l’autre toute une nébuleuse complexe d’éléments souterrainement enfouis en nous, d’éléments qui leur font écho et qui reconstituent par le jeu des associations et des réflexes la vague réminiscence des grâces et des stades bienheureux de l’être « paradisiaque »

    Et cela selon les trois points de vue.

    Le point de vue social — qui fait vibrer le trauma du Paradis perdu de la société sans classes, de la société ignorant l’exploitation.

    (…)

    Le point de vue de l’évolution de l’espèce, en reproduisant le stade qui précède le moment où nous éprouvons la nécessité de « nous tenir sur nos propres jambes » (…).

    Le point de vue de la biographie personnelle, en faisant appel à un sentiment de retour au stade de la sécurité insouciante de celui qui est incapable de se défendre par lui-même, un privilège que l’enfance est loin de donner à tous les enfants de la société de classes, mais dont jouissent tous les bébés avant de venir au monde.[68]

Le retour vers le sein maternel est donc lié à la pulsion de mort et Eisenstein a vu dans la scène du meurtre de Vladimir une mise en scène de ce fantasme : ce retour est la mort du sujet, un sacrifice par lequel il rejoint, dans le labyrinthe de son propre univers d’images, la condition la plus commune et l’affect originaire qui le constitue dans la séparation d’avec le fantasme de la présence à soi dans le corps de l’Autre. Avec le labyrinthe, la sphère apparaît comme le schème de ce fantasme, de ce mythe endo-psychique. Elle sera aussi le modèle de ce que Eisenstein nommera le Livre sphérique, projet mallarméen hyperbolique en lequel il rêvait de réunir l’ensemble de son œuvre livresque. Par quoi il anticipe, selon Olga Bulgakova, les tentatives présentes de croiser l’intertextualité et l’hypertexte[69].

 

[1] Voir Pierre Kaufmann, L’expérience émotionnelle de l’espace, Paris, Vrin, 1999.

[2] Voir Olga Bulgakova, « La conférence berlinoise d’Eisenstein : entre la psychanalyse et la gestalt-psychologie », in Dominique Chateau, François Jost, Martin Lefebvre (dir.), Eisenstein : l’ancien et le nouveau, Colloque de Cerisy, 2001, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002.

[3] Pour les citations de ces deux textes, nous nous réfèrerons à leur réédition in Roland Barthes, L’obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, 1992.

[4] Voir Raymonde Carasco, Hors-cadre Eisenstein, Paris, Macula, 1979.

[5] Cf. Steven Bernas, « Introduction », in S. M. Eisenstein, Les écrits mexicains de S. M. Eisenstein, prés. par Steven Bernas, Paris, L’Harmattan, 2001.

[6] Voir Raymond Bellour, L’Entre-Images. Photo. Cinéma. Vidéo, Paris, La Différence, 1990.

[7] Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Éditions de l’Étoile- Gallimard-Le Seuil, 1980.

[8] Jacques Derrida, « Les morts de Roland Barthes », Psyché. Inventions de l’autre. II, Paris, Galilée, 2003.

[9] Sigmund Freud, Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen précédé de Wilhelm Jensen, Gradiva. Fantaisie pompéienne, Paris, Gallimard, 2006, p. 220.

[10] L’ensemble de ce tableau est redevable à Philippe Forest, Histoire de Tel Quel, Paris, Seuil, 1998. On s’y reportera pour le détail de la bibliographie.

[11] Edmund Husserl, L’Origine de la géométrie, trad. et prés. de Jacques Derrida, Paris, PUF, 1962.

[12] Voir aussi, à ce sujet : Michel Arrivé, Langage et psychanalyse : linguistique et inconscient, Paris, Lambert Lucas, 2005.

[13] Esquissé en 1928, paru remanié en 1933 et finalement en 1936.

[14] Dominique Noguez (éd.), Cinéma. Théorie/lectures, Revue d’esthétique, n° spécial, 1973, Klincksieck, Paris.

[15] Voir Marie-José Mondzain, Le commerce des regards, Paris, Seuil, 2003 ; Philippe Sers, Icônes et saintes images. La représentation de la transcendance, Paris, Les Belles Lettres, 2002.

[16] Roland Barthes, « Théorie du texte », Encyclopædia Universalis. Corpus 22, 1995, p. 373.

[17] Op. cit.

[18] Voir Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967.

[19] Cf. S. M. Eisenstein, La non-indifférente nature 2, Paris, 10/18, U.G.E., 1975, pp. 154-155.

[20] Sur l’avènement de la forme polyfocale, voir Werner Hofmann, Une époque en rupture 1750-1830, Paris, nrf Gallimard, 1995.

 

[21] Voir notre analyse de Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, dans notre précédente étude sur ce site et Pascal Rousse, « Zone de transfert. La distraction : entre cinéma et architecture moderne chez Benjamin et Eisenstein. Pour une poïétique de l’expérience urbaine par le montage cinématographique », revue Le Philotope, n° 7, juin 2010, Clermont-Ferrand, Réseau Philau éditeur.

[22] « Suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots. Comme des productions de la nature (auxquelles faussement on a comparé l’œuvre seule de génie, toute œuvre écrite y étant semblable), la dissection indéfinie exhume toujours des œuvres quelque chose de nouveau. Confusion et danger : l’œuvre d’ignorance aux mots bulletins de vote pris hors de leur sens ou plus justement sans préférence de sens. Et celle-ci aux superficiels d’abord est plus belle, car la diversité des sens attribuables est surpassante, la verbalité libre de tout chapelet se choisit plus tintante ; et pour peu que la forme soit abrupte et irrégulière, par manque d’avoir su la régularité, toute régularité inattendue luit, pierre, orbite, œil de paon, lampadaire, accord final. — Mais voici le critère pour distinguer cette obscurité, chaos facile de l’Autre, simplicité condensée, diamant du charbon, œuvre unique faite de toutes les œuvres possibles offertes à tous les yeux encerclant le phare argus de la périphérie de notre crâne sphérique : en celle-ci, le rapport de la phrase verbale à tout sens qu’on y puisse trouver est constant ; en celle-là indéfiniment varié. » Alfred Jarry, « Linteau », Les Minutes de sable mémorial, in Les Minutes de sable mémorial. César-Antéchrist, Paris, Gallimard, 1977, pp. 23-24.

[23] Voir Jean-François Lyotard, L’inhumain. Causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988.

[24] Cf. Yuri Tsivian, Ivan the Terrible, London, bfi Publishing, 2002.

[25] Voir Marc Ferro, La Révolution de 1917, Paris, Albin Michel, 1997. On y trouvera de très intéressantes confrontations des films d’Eisenstein à l’état de l’historiographie, aisées à retrouver grâce à un index.

[26] Cf. Marc Ferro, Cinéma et histoire, Paris, Gallimard, 2003.

 

[27] Il s’agit, bien entendu, de Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein.

[28] Pour toutes les citations précédentes : « Le troisième sens », op. cit., pp. 43-44.

[29] Id., p. 46.

[30] Ibid.

[31] Cf. Walter Benjamin, « Discussions sur le cinéma russe et l’art collectiviste en général (réponse à O. A. H. Schnitz) », S. M. Eisenstein, Cahiers du Cinéma, n° 226-227, janvier-février 1971, Paris.

[32] Cf. Jean-François Lyotard, Dérive à partir de Marx et Freud, Paris, 10/18, UGE, 1973 ; L’inhumain. Causeries sur le temps, op. cit.

[33] In S. M. Eisenstein, Le mouvement de l’art, Paris, Cerf, 1986.

[34] Cf. Diderot, Œuvres, Paris, nrf Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1989.

[35] Voir Régine Robin, Le réalisme socialiste. Une esthétique impossible, Paris, Payot, 1986.

[36] 1946-48, in Le mouvement de l’art, op. cit.

[37] S. M. Eisenstein, « Diderot a parlé de cinéma », op. cit., pp. 93-94.

[38] S. M. Eisenstein, Mettre en scène, Paris, 10/18, U.G.E., 1973.

[39] « Le troisième sens », op. cit., p. 49.

[40] Voir Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983 ; Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985.

[41] Id., p. 51.

[42] Cf. « Les gens d’un film », in S. M. Eisenstein, Mémoires, Paris, Julliard, 1989.

[43] « Le troisième sens », op. cit., p. 51.

[44] Voir Sébastien Fouquet, « L’avènement du veilleur chez Alberto Giacometti et Stanley Kubrick », in Suzanne Liandrat-Guigues (dir.), Propos sur la flânerie, Paris, L’harmattan, 2009.

[45] 1929, n° 6, pp. 297-302.

[46] Boiffard est d’ailleurs l’opérateur de Man Ray dans Le Mystère du château de Dé.

[47] Cf. Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995.

[48] Une recherche plus approfondie, par Michel Arrivé, op. cit., partie d’une généalogie de la théorie lacanienne du signifiant, a montré que si Saussure avait pu poursuivre cette recherche qui l’obsédait, il n’aurait pu que rencontrer Freud, au moins conceptuellement. Ce faisant, Michel Arrivé prend Lacan à rebours, nous semble-t-il : il apparaît que le langage est travaillé par un « inconscient collectif », celui des jeux de langage en tant que déplacements positionnels.

[49] « Le troisième sens », op. cit., pp. 54-55.

[50] Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 2008 ; Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 2000.

[51] 1930, n° 4, pp. 218-219, reproduite par Georges Didi-Huberman, in La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit., pp. 290-291.

[52] Hommage ambigu d’Eisenstein, dont il était l’ami mais dont le succès auprès du public soviétique éclipsait le cinéma de gauche.

[53] In S. M. Eisenstein, Au-delà des étoiles, Paris, 10/18, U.G.E., 1974.

[54] Nous remettons ici en cause les affirmations de Christian Metz dans Le signifiant imaginaire. Psychanalyse et cinéma, Paris, 10/18, U.G.E., 1977.

[55] Dont la fécondité heuristique est aidée par le DVD, mais il faut se souvenir que voir plusieurs fois le même film était courant au début du cinéma.

[56] Cf. L’Entre-Images. Photo. Cinéma. Vidéo, op. cit.

[57] Cf. Jacques Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993.

[58] Cf. « Le troisième sens », op. cit., pp. 55-56.

[59] Roland Barthes, L’empire des signes, Paris, Skira, 1993.

[60] Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000, p. 162.

[61] « Le troisième sens », op. cit., p. 56.

[62] Id.

[63] Ibid.

[64] Ibid., p. 57.

[65] Sur ce point qui nous paraît daté et non nécessaire au reste, nous nous écartons de Barthes : l’accueil du hasard par l’artiste selon des procédures ouvertes, différencie radicalement l’art moderne, cinéma compris, des autres formes symboliques ; même le productivisme soviétique ou l’art concret sont tout autre chose que l’invention de prototypes industriels ou décoratifs dans un cadre utilitariste en ce que le jeu du désir avec le hasard est constitutif de l’invention. Il revient, on le sait, à Dada de l’avoir mis en pleine lumière. Mais il est probable que Barthes vise surtout la programmation de l’aléatoire qui commençait alors à s’imposer.

[66] Ibid., pp. 57-58.

[67] Cf. La Non-indifférente nature 1, op. cit., p. 275 sq. Dans The Sphere and the Labyrinth. Avant-Gardes and Architecture from Piranesi to the 1970s, Cambridge Massachusetts-London, The MIT Press, 1990, Manfredo Tafuri commet un contresens intégral en faisant de ce texte la justification/dénégation d’une supposée soumission du cinéaste au réalisme socialiste. Or, c’est tout le contraire : Eisenstein procède à une archéologie pertinente du montage (montrant ainsi comment Piranèse invente l’esthétique du fragment et la modernité bien avant les romantiques allemands) qui nous permet d’entrer dans le fonctionnement anamorphotique et déconstructif d’Ivan le Terrible.

[68] S. M. Eisenstein, « Le rêve de vol plané », in MLB. Plongée dans le sein maternel, trad. et prés. de Gérard Conio, Paris, Hoëbeke, 1999, pp. 60-61.

[69] Cf. Oksana (Olga) Bulgakova, « Eisenstein, the Glass House and the Spherical Book. From the Comedy of the Eye to Drama of Enlightenment », Rouge, 2005, http://rouge.com.au/7/eisenstein.html.