Classes moyennes et d’encadrement : la servitude volontaire

Edité par Miguel Abensour, avec des textes de Miguel Abensour, Marcel Gauchet, Félicité de Lamennais, Pierre Leroux, Auguste Vermorel, Gustav Landauer, Simone Weil, Pierre Clastres, Claude Lefort

Je viens encore d’en faire aujourd’hui l’expérience navrante, la servitude volontaire est bien le fait de cette classe intermédiaire, la classe d’encadrement, qui renonce à sa liberté, à son sens critique, à sa raison, à sa dignité pour soutenir le pouvoir, l’Un, l’ordre et en retire les bénéfices de la sécurité et du confort. Elle prétend décider avec le pouvoir de ce qui est équitable et bon.

La servitude volontaire n’est jamais celle du peuple, des prolétaires ou des masses (concept très discutable), contrairement à ce que laisse croire une lecture trop rapide ou biaisée de La Boétie. Car, comme le montre James C. Scott dans La domination et les arts de la résistance, à partir de situations extrêmes comme l’esclavage des Noirs en Amérique ou la condition des Intouchables en Inde, le peuple n’est jamais volontairement servile et soumis ; il ne l’est donc jamais et ne cesse de créer et de faire vivre un « texte caché » qui contredit constamment le « texte public » par lequel le pouvoir exprime et impose sa vision du monde, son hégémonie, qui justifie sa domination. Toute subordination présuppose la liberté fondamentale de l’être humain, comme l’explique Jean-Paul Sartre dans la Critique de la raison dialectique. Ainsi, comme le montre aussi La Boétie, le peuple mène d’ordinaire librement sa vie particulière de son côté, dans sa sphère propre. De là surgissent les formes de cultures populaires et de « subcultures » urbaines. Comme toujours en régime capitaliste, les industries culturelles visent de façon intrusive à dissoudre cette autonomie de la culture populaire dans le marché et, corrélativement, à en extraire la plus value.

En revanche, les membres de la classe d’encadrement, mais aussi les fournisseurs et autres professions libérales, dépendent entièrement de la condition servile à laquelle ils consentent en pleine (fausse) conscience. Il ne s’agit en réalité que de ceux là dans le texte de La Boétie, qui est transposable aujourd’hui à l’entreprise ou à certaines administrations « modernisées », à ses cadres, ses « managers » et autres DRH, et à son patronat, mais encore à un gouvernement face à une multinationale, par exemple. C’est cette même classe intermédiaire, sous sa forme présente dans la société de consommation, sa fausse culture moyenne et criminellement consensuelle, modelée par les industries culturelles, que visait constamment Pasolini.

En effet :

Le laboureur et l’artisan, pour tant asservis qu’ils soient, en sont quittes en obéissant ; mais le tyran voit ceux qui l’entourent, coquinant et mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il ordonne, mais aussi qu’ils pensent ce qu’il veut, et souvent même, pour le satisfaire, qu’ils préviennent aussi ses propres désirs. Ce n’est pas tout de lui obéir, il faut lui complaire, il faut qu’ils se rompent, se tourmentent, se tuent à traiter ses affaires et puisqu’ils ne se plaisent que de son plaisir, qu’ils sacrifient leur goût au sien, forcent leur tempérament et le dépouillent de leur naturel. Il faut qu’ils soient continuellement attentifs à ses paroles, à sa voix, à ses regards, à ses moindres gestes : que leurs yeux, leurs pieds, leurs mains soient continuellement occupés à suivre ou imiter tous ses mouvements, épier et deviner ses volontés et découvrir ses plus secrètes pensées. Est-ce là vivre heureusement ? Est-ce même vivre ? Est-il rien au monde de plus insupportable que cet état, je ne dis pas pour tout homme bien né, mais encore pour celui qui n’a que le gros bon sens ou même figure d’homme ? Quelle condition est plus misérable que celle de vivre ainsi n’ayant rien à soi et tenant d’un autre son aise, sa liberté, son corps et sa vie ! (…) D’ordinaire, ce n’est pas le tyran que le peuple accuse du mal qu’il souffre, mais bien ceux qui gouvernent ce tyran.                                                        Le discours de la servitude volontaire (vers 1560), transcription par Charles Teste (1836)

A propos Pascal Rousse

Je suis docteur en philosophie, professeur certifié d'arts plastiques en collège à Paris et chercheur indépendant. Mes recherches en philosophie de l'art portent sur le cinéaste soviétique Serguei M. Eisenstein, le montage, la modernité et le modernisme.
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