Des Mods, du style et de la modernité

Louise Brooks

Louise Brooks

« Il faut être absolument moderne » Arthur Rimbaud

Ce très beau portrait de Louise Brooks inaugure un certain nombre de publications, destinées à préparer un essai philosophique. Il s’agira ici, dans ce but, de recueillir et commenter des éléments issus de l’exploration de la question du style.

J’entends le style comme l’expression de la volonté de marquer une présence dans le monde par une articulation organique de formes et de significations. Le style est alors une création individuelle ou/et collective reconnaissable et en devenir (et non ces collections de formes données et figées dont se nourrit l’éclectisme ; le « postmodernisme » n’en fut que la résurgence, tout particulièrement en architecture). Le style est alors comparable à un langage ou à une démarche artistique.

Pour cet essai, je prendrai comme objet d’étude le mouvement Mod. D’origine britannique, il se répandit dans le monde entier. Ce terme est le diminutif de modernist, en anglais. Il a commencé par désigner, à partir de 1959, un petit groupe de jeunes londoniens qui fréquentaient les boîtes de nuit de Soho, où l’on jouait du Bebop et du Modern Jazz. Ces « absolute beginners » rejetaient la culture de masse reçue des années 40-50 largement diffusée par les médias. Ils tranchaient également par une grande exigence vestimentaire qui les conduisit à inventer une élégance affûtée et extravagante, hors des normes plus pragmatiques et arrondies des deux décennies précédentes.

Gil et Del Evans, Mods de la première heure ("Original Mods").

Gil et Del Evans, Mods de la première heure (« Original Mods »).

La première période du mouvement Mod va de 1959 à 1966. Il y eut un renouveau entre 1977 et 1987, auquel j’ai participé, déclenché par le groupe The Jam et la sortie du film Quadrophenia. Puis, la vague « Britpop » au milieu des années 90, répond au « Grunge » en se ressourçant auprès de Paul Weller, le « Modfather« . Aujourd’hui, depuis cette année 2013, un autre renouveau est en vue, animé par ceux qui ont tenu bon dans les années 90. Ce sont toutefois les points culminants d’un processus continu.

L’un des aspects importants de cette étude consistera à montrer certaines analogies remarquables sur le plan du style entre le début du mouvement Mod et deux autres périodes : 1860-1914 (qui englobe la naissance du mouvement Arts & Crafts en Grande Bretagne et la « Belle époque ») et les « Années folles », entre 1920 et 1929. Ces trois périodes marquent des moments d’apogée du modernisme en général. Elles ont des traits sociaux et culturels communs typiquement modernes : l’orientation de l’esprit vers l’avenir, un progrès de l’émancipation, notamment des femmes, un décloisonnement social et culturel. Pour prendre deux exemple significatifs, les deux créatrices qui ont fait passer les inventions des Mod Girls dans la mode et les ont ainsi popularisées, Mary Quant (qui inventa la minijupe) et Barbara Hulanicki (qui ouvrit la fameuse boutique Biba), s’inspirèrent respectivement des années 20 (les garçonnes ou « flappers« ) et d’Arts & Crafts.

Mary Quant

Mary Quant

Barbara Hulanicki

Barbara Hulanicki

Par modernisme, j’entends la volonté de former un mode de vie et de civilisation, par opposition à la modernité comme état de choses donné au présent. Gérard Conio a bien montré la dialectique de la modernité et du modernisme dans un bel essai : « Modernisme et modernité ». Le modernisme en général ne suit donc pas seulement l’idée qu »‘il faut vivre avec son temps », mais affirme qu’il faut opérer des choix et créer ou/et trouver du nouveau (Baudelaire), selon une sensibilité, une philosophie et une éthique. Cette éthique est particulièrement fondée sur une certaine « common decency » (notion problématique, héritée de Georges Orwell) à tenir en toutes circonstances, héritée des épreuves de la dernière guerre, et un individualisme partagé fondé sur le « faire soi-même » (do it yourself).

Ma thèse est que le mouvement Mod apporte aussi quelque chose de nouveau au modernisme en général. En effet ce mouvement se caractérise à l’origine par la rencontre entre une petite avant-garde de jeunes gens, aisés mais à la marge de la bonne société (l’establishment), et de jeunes prolétaires londoniens. Leurs aspirations étaient communes. Ils firent alliance dans ce milieu noctambule de Soho, également fréquenté par des soldats américains, où l’on allait écouter du Modern Jazz, du Blues et du Rythm’n Blues. Un milieu anti-conformiste où les héros étaient surtout des musiciens noirs, comme dans les caves de Saint-Germain des Prés à Paris.

Art Blakey

Art Blakey

The Modern Jazz Quartet

The Modern Jazz Quartet

Dès lors, on assiste à un processus, sans précédent par son intelligence et son extension, d’appropriation populaire, par la jeunesse de la Working Class britannique, des valeurs du modernisme. Or, cette appropriation est aussi une transformation : pendant cette période de 1959 à 1966, ce sont ces jeunes eux-mêmes qui sont prescripteurs de contenu, non les industries culturelles. Ils développent une puissante culture autonome de connaisseurs, au sens où l’entend Walter Benjamin. Beaucoup d’entre eux deviendront des musiciens, des producteurs, des stylistes. Ce n’est qu’à la fin des années soixante, vers 1967, que le cliché du « Swinging London » se met en place et que Carnaby Street commence à devenir une destination touristique. Comme certains l’ont d’ailleurs observé, à commencer par Patti Smith, le « Summer of Love« , bientôt suivi des mouvements révolutionnaires de 1968, ne marque pas un début mais la fin de cette période.

Ainsi, cette capacité d’interprétation créatrice des valeurs centrales du modernisme fait du mouvement Mod une véritable résurgence de la culture populaire (c’est aussi l’époque de la naissance du Pop Art en Grande Bretagne, avec Peter Blake et Richard Hamilton : l’exposition This is Tomorrow aura lieu en 1956). Cela permet d’expliquer que les renouveaux Mod sont moins marqués par la nostalgie « vintage » que par une étonnante puissance de renouvellement animée par un esprit constant.

The Small Faces, le groupe le plus emblématique du mouvement Mods, aussi bien par leur musique que par leurs vêtements

The Small Faces, le groupe le plus emblématique du mouvement Mods dans les années 60, aussi bien par leur musique que par leurs vêtements

Il s’agira donc de démontrer que le mouvement Mod participe ainsi pleinement de la dialectique de la modernité.

Mods de Londres aujourd'hui

Mods de Londres aujourd’hui

A propos Pascal Rousse

Je suis docteur en philosophie, professeur certifié d'arts plastiques en collège à Paris et chercheur indépendant. Mes recherches en philosophie de l'art portent sur le cinéaste soviétique Serguei M. Eisenstein, le montage, la modernité et le modernisme.
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