Encore un effort, si vous voulez être modernes !

Ivan Leonidov, Projet de tour, fin des années 20

Ivan Leonidov, Projet de tour, fin des années 20

D’où vient le pouvoir étonnant des industries culturelles et du commerce de masse ? Qu’est-ce qui en fait les canaux de la propagande la plus insidieuse pour un ordre établi qui a fait table rase de toute valeur spirituelle et culturelle ? Un article très intéressant sur le cas de la musique a relancé ces questions et me conduit aux présentes réflexions (merci à Jean-Christophe Molinéris, Disc Jockey basé à Toulon, de nous l’avoir indiqué).

Comme toujours, on peut voir que le prisme artistique est un excellent révélateur des enjeux politiques d’aujourd’hui et de demain. Cela même est significatif.

Une large partie du public est encore dotée d’une sensibilité archaïque : ils ne savent même pas ce que se cultiver et choisir veut dire et consentent toujours au plus petit dénominateur commun, comme autrefois on se moulait dans les traditions de la naissance à la mort. Or, c’est confondre ce qui relève du commun avec le conformisme. On le voit, le cœur même du programme émancipateur des Lumières et des révolutions qui s’en inspirèrent est mortellement touché.

Mais, du moins, ces traditions avaient un sens. Descartes comme Pascal, fondateurs de la pensée de la modernité, estimaient pourtant qu’il ne fallait surtout pas remettre en cause les traditions, nommées aussi coutumes, parce qu’elles donnaient consistance au monde commun. D’elles dépendait l’ordre symbolique, dont la possibilité est perdue à jamais, comme le montre l’échec des régimes autoritaires à en proposer un équivalent moderne.

La nouveauté, c’est que le divertissement est en passe d’usurper entièrement la fonction de la tradition (même la pratique religieuse est plus que jamais un divertissement) et qu’il se caractérise par le vide total, comme une fascination narcotique pour le néant. Malheureusement, ce n’est pas là ce rien dont tout peut sortir que décrivait Kierkegaard : c’est une négation qui se prétend hypocritement positive, totale et définitive. Ce refus obtus du devenir est d’ailleurs une caricature du principe même de tradition, dont la raison d’être est aussi la peur de l’événement radical : la rupture. Mais, encore une fois, la richesse culturelle et la fécondité interne des traditions offrait des compensations profondes à leur immuabilité, laquelle était dès lors vécue comme un bien. Cela dit, il ne s’agit pas de revenir en arrière, fut-ce d’un pas, mais d’inventer à nouveau.

Cette évolution n’est pas irrémédiable, si l’on mise sur une nouvelle mètis urbaine et l’ironie difficile du chercheur de vérité.

Max Galli, Mods en sortie

Max Galli, Mods en sortie

Car, l’idée de progrès a avorté deux fois. Le combat des Lumières, d’abord, a fait long feu et s’est ensablé dans les aventures coloniales du XIXe siècle. Puis, le combat des prolétaires pour leur émancipation fut indissociable de la conquête de l’alphabétisation et de l’instruction, en un temps où le divertissement ne s’était pas encore substitué aux arts (même si le processus était déjà bien engagé, témoins Siegfried Krakauer et Walter Benjamin). Cet élan titanesque sera irrémédiablement brisé par la première guerre mondiale et ruiné par les totalitarismes du XXe siècle.

Mais, après tout, devoir se former soi-même est encore quelque chose de très nouveau ! Ainsi, comme le déclarait récemment Bruno Latour : nous n’avons jamais été modernes.

L’illusion contraire est sans doute la source empoisonnée de la désespérante confusion présente, de l’apathie politique des masses et d’un retour du monstrueux qui se profile à l’horizon d’un discrédit de la démocratie.

Encore un effort ! Presque tout est à faire à nouveau. Tout en poursuivant la déconstruction des ruines et des trompes l’œil qui encombrent encore le chemin ou nous égarent, il faut entreprendre une reconstruction du projet moderne.

Dans ce but, comme s’en avisent de nouveau certains penseurs, l’éducation et l’instruction, c’est-à-dire la formation émancipatrice des individus, constitue un enjeu anthropologique capital. Mais cela requiert avant tout d’entendre le mot formation à partir de son sens artistique littéral, comme dans le mot allemand bildung (éducation, culture, formation, constitution) apparenté à bild (tableau, dessin, image, scène, impression) : il s’agit d’une opération plastique autant que rationnelle par laquelle la raison interagit avec les affects.

Cette formation est forcément un service public. Elle ne doit plus être détournée à des fins économiques, au service des choses. Elle doit être mise au service des humains, considérés comme des fins et non des moyens (Kant).

De cela dépend presque exclusivement la destinée de l’espèce humaine dans une alternative très claire entre civilisation et barbarie. Il s’agira de modes communs (commons) de formation de soi qui ne seront pas hiérarchiques : il est urgent de réinventer l’éducation populaire, sous des formes multiples, selon le principe commun de la liberté réelle pour tous. Ce qui implique une décolonisation du temps. Un tel programme est en soi révolutionnaire, car ses implications matérielles, stratégiques et tactiques, face à l’hégémonisme néolibéral, sont complexes et éprouvantes. C’est un dur combat qui nous attend contre le nihilisme des « derniers hommes » (Nietzsche).

Rudolf Schlichter, Portrait de Bert Brecht, 1926

Rudolf Schlichter, Portrait de Bert Brecht, 1926

L’image de Léonidov provient de cet excellent blog et le portrait de Brecht, de cet article.

A propos Pascal Rousse

Je suis docteur en philosophie, professeur certifié d'arts plastiques en collège à Paris et chercheur indépendant. Mes recherches en philosophie de l'art portent sur le cinéaste soviétique Serguei M. Eisenstein, le montage, la modernité et le modernisme.
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